Avis n°3

du 14 mai 2009
Quelles réponses apporter aux demandes de DPI pour une forme héréditaire de cancer ?

L’hôpital d’University College à Londres a annoncé en janvier 2009 la naissance d’une enfant non porteuse d’une mutation du gène BRCA11 et par là d’un risque majeur de cancer du sein et de l’ovaire. Après une étape de fécondation in vitro et l’analyse génétique d’une dizaine d’embryons ainsi obtenus, seul un embryon non porteur de la mutation génétique associée au haut risque de cancers et identifiée dans la famille du père a été transféré dans l’utérus de la mère[2].
Cette annonce, très médiatisée, de la naissance de ce bébé né après tri des embryons en raison d’un risque génétique a suscité un flux important de messages sur le forum de la Ligue, fait d’autant plus notable qu’inhabituel (les messages du forum proviennent souvent de patients ou de proches exprimant leur détresse, leur espoir ou désespoir, ou posant des questions sur leur pathologie).
Le contenu de ces messages est unanime et sans équivoque : tous clament leur indignation, parfois violente, devant cet «exploit scientifique». En effet, il est jugé et ressenti comme un renoncement à la lutte contre le cancer, donnant la préférence à la destruction de la vie plutôt qu’au combat contre la maladie et donc à l’espoir.
En France, le diagnostic biologique effectué à partir de cellules prélevées sur l’embryon conçu in vitro, ou diagnostic préimplantatoire (DPI), est très encadré par la loi, et sa mise en œuvre est autorisée uniquement lorsqu’un couple présente une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic. Les formes héréditaires de cancer peuvent-elles remplir les critères de gravité et d’incurabilité requis par la loi ?


 

Au cours de ces vingt dernières années, une soixantaine de gènes de prédisposition aux cancers ont été identifiés. Ces gènes, dont nous sommes tous porteurs, sont le siège de mutations dans une très petite fraction de la population. En général, l’un des deux parents est porteur. Le risque d’être atteint d’un cancer ou d’en avoir déjà été atteint est ainsi important. Il y a un risque sur deux que chacun des enfants en soit également porteur. Il existe une grande diversité des situations en termes de risque et de localisation tumorale. Ces différentes situations peuvent être réparties dans trois groupes de gravité différente. Les deux premiers concernent des risques de tumeurs multiples, apparaissant chez l’enfant et/ou l’adulte jeune et dont les traitements sont lourds et invalidants avec un risque de séquelles majeures ayant un retentissement sur la qualité de vie. Le troisième groupe comprend la prédisposition à des cancers qui pourront n’apparaître qu’à l’âge adulte. C’est le cas, par exemple, des gènes BRCA1 et BRCA2, dont les mutations augmentent de manière considérable le risque de développer un cancer du sein et de l’ovaire avant l’âge de 50 ans. C’est le cas aussi de certaines prédispositions à certains cancers du côlon (syndrome de Lynch).
C’est ce dernier groupe, et seulement celui-ci, qui fait l’objet du présent avis. En effet, ce groupe, outre le fait d’être concerné par des cancers n’apparaissant qu’à l’âge adulte, présente deux caractéristiques majeures : une survenue incertaine de la maladie et un grand espoir de curabilité.
Il faut également savoir que quelques rares diagnostics prénataux (DPN), des interruptions médicales de grossesse (IMG) et des DPI sont réalisés en France pour des formes héréditaires des groupes 1 et 2[3]. En effet, selon un rapport rédigé à la demande de l’Agence de biomédecine et de l’Institut national du cancer par un groupe d’experts dirigé par le Dr Dominique Stoppa-Lyonnet, 22 DPI ont été réalisés en France entre janvier 2000 et juin 2007 pour des formes héréditaires de cancer. Elles ont donné lieu à la naissance de six enfants indemnes de ces formes (polypose adénomateuse familiale dans trois cas, maladie de von Hippel Lindau dans deux cas) ou d’une maladie associée à un risque élevé de cancer (sclérose tubéreuse de Bourneville dans un cas).

ENJEUX ETHIQUES

L’émotion qui s’est manifestée auprès de la Ligue contre le cancer après l’annonce britannique peut être liée à la confrontation de deux logiques morales opposées qu’il convient de reconnaître : la première correspond, au nom du respect dû à la vie à venir, à un rejet de ce que la technique médicale permet. On y trouve la crainte que le DPI pour risque de cancer soit une porte ouverte vers un eugénisme larvé. Une telle dérive avait été envisagée par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son avis n° 75 sur l’ICSI (Intracytoplasmic Sperm Injection)[4] : « Faire suivre l’ICSI d’un DPI constitue incontestablement une dérive qui doit nous interroger[5]. » Cette logique met également à mal (ou remet en question) les capacités actuelles et futures de traitement et de guérison des cancers. Enfin, puisque les maladies dont il est ici question affectent majoritairement des adultes, peut-on « gommer » les dizaines d’années de vie qui les séparent d’une manifestation clinique de leur « prédisposition » ?
La seconde est celle de l’inacceptabilité de soumettre un individu qui n’a pas demandé à vivre à la charge physique, psychologique et émotionnelle d’une maladie lourde, encore souvent fatale. En l’absence de moyens totalement efficaces de prévention et de traitement, et étant donné la lourdeur des traitements, de leurs répercussions sur la qualité de vie ainsi que les taux d’échecs thérapeutiques à long terme toujours trop élevé, la responsabilité de donner naissance à une personne à haut risque de cancer peut apparaître comme insurmontable.

PREDISPOSITION GENETIQUE AU CANCER DU SEIN

Les cancers du sein ainsi que des ovaires sont très fréquents puisqu’une femme sur dix dont l’espérance de vie est de plus de 80 ans en aura été atteinte au cours de sa vie. Cinquante mille nouveaux diagnostics de cancer du sein sont faits annuellement en France. Il a été démontré, en particulier pour le cancer du sein, qu’il est essentiel que la maladie soit dépistée très précocement pour augmenter le taux de guérison. Cela justifie la mise en place nationale du dépistage organisé du cancer du sein.
De nombreux facteurs influent sur la survenue et la progression de la maladie. On s’interroge sur le rôle des facteurs hormonaux, du surpoids, de l’alcool, de l’environnement. Il existe aussi des facteurs génétiques de susceptibilité, conférant chacun un faible risque et qui font aujourd’hui l’objet de recherches. Enfin, il existe des facteurs génétiques majeurs, majeurs car associés à un risque élevé de cancer. Ce sont les mutations des gènes BRCA1 et BRCA2 cités plus haut. Moins de 5 % des cas de cancer du sein et 10 % des cas de cancer des ovaires surviennent dans un tel contexte. Chez les femmes porteuses de mutations BRCA1 ou BRCA2, les risques moyens de cancer du sein à l’âge de 50 ans sont respectivement de 45 % et de 16 %, c’est-à-dire multipliés respectivement par 22 et 8 par rapport à l’ensemble de la population. Il existe cependant une variation du risque d’une femme à l’autre, puisque certaines seront atteintes très jeunes, à l’âge de 30 ans, voire avant, et d’autres ne le seront jamais. Cette variation du risque conduit à l’existence de familles réunissant des femmes atteintes très jeunes et d’autres atteintes à un âge plus tardif. De la même façon, il y a des familles dans lesquelles le nombre de décès prématurés est plus important que dans d’autres. On suppose que des facteurs, génétiques ou non, expliquent une part de cette variation des risques tumoraux et de gravité de la maladie. Aujourd’hui, l’estimation précise d’un risque individuel reste difficile. Les risques moyens associés aux mutations BRCA1 et BRCA2 peuvent être ajustés par la prise en compte de l’histoire médicale des apparentés proches.
Plus qu’une révolution génétique, la connaissance de ces facteurs génétiques a opéré une rupture sociologique, celle de la confrontation de l’homme, des hommes, avec des informations sur le patrimoine génétique qu’ils ont reçu et transmettront à leurs enfants, dépassant ainsi leur avenir personnel. Que peut-on en faire sur le plan de la santé publique, des sciences sociales et des applications biomédicales potentielles ? Ainsi que l’écrivait un éditorialiste de la revue Nature : « Nous ne pouvons pas prévoir tout ce qui va se produire demain, mais nous pouvons nous y préparer[6]. »

DIAGNOSTIC PREIMPLANTATOIRE

Le diagnostic préimplantatoire permet d’identifier une anomalie génétique sur un embryon obtenu par fécondation in vitro. Ce dépistage est effectué dans les trois jours qui suivent la fécondation, lorsque l’embryon n’est constitué que de huit cellules, dont une ou deux sont prélevées sans que cela semble dommageable au développement embryonnaire qui s’ensuit.
Sur un plan théorique, cette technique paraît simple, une solution de facilité qui permettrait à un couple d’avoir un enfant sur mesure, parfait pour certains. Dans les faits, c’est une procédure lourde, longue pour le couple et coûteuse pour la société. En effet, il s’agit d’une fécondation in vitro « classique » qui repose donc sur un traitement hormonal destiné à obtenir une hyperovulation, et dont le succès, en termes de grossesse, reste modeste. Après le recueil des ovocytes, ce n’est que pour un couple sur cinq qu’une grossesse aura été menée à terme. On n’attend pas de progrès techniques à moyen, voire à long terme. En effet, il est possible que ces échecs nombreux reflètent les limites naturelles de toute conception, c’est-à-dire un taux élevé de fausses couches spontanées qui passent inaperçues le plus souvent. Ainsi, l’impression qui est donnée par certains médias que le DPI serait un acte simple (insignifiant ?) qui pourrait être décidé sur un « coup de tête » est fausse et cache la douleur et la difficulté d’une telle décision.
S’il apparaît que la demande de DPI par des couples concernés par une forme héréditaire de cancer pourrait être croissante, celle-ci traduit certainement la détresse vraie de situations familiales vécues comme insupportables, ainsi qu’une authentique angoisse à l’idée d’être « responsable » de la naissance d’un enfant qui porterait le poids d’une prédisposition génétique à une maladie grave et encore trop souvent mortelle dans l’état actuel de la médecine.

CONCLUSIONS

Pas plus que le groupe de réflexion éthique de la Ligue contre le cancer en octobre 2005, nous ne pouvons proposer une quelconque normalisation, qu’elle soit restrictive ou permissive, des réponses aux demandes de DPI pour une forme héréditaire de cancer affectant l’adulte jeune et dont l’estimation des risques tumoraux et des capacités de traitement des cancers sont d’appréciation difficile.
L’histoire récente du diagnostic et des traitements des cancers impose une ouverture vers l’optimisme quant aux progrès que l’on peut attendre dans les décennies à venir. Il serait ainsi délétère que se substituent les efforts d’élimination des sujets à risque à ceux de recherche de nouvelles voies thérapeutiques.
On ne peut faire la promotion, encore moins l’apologie, de ce type de DPI, ni celle d’officines privées qui en vanteraient les mérites dans un but essentiellement lucratif. Dans tous les cas cependant, la confrontation à la question du DPI, qu’elle débouche sur son acceptation ou sur son refus, est toujours une épreuve douloureuse qui mérite plus le respect qu’une médiatisation aux motivations douteuses.
Dans ce contexte, il n’apparaît pas nécessaire au Comité de suggérer une modification de la loi et de la réglementation qui régissent actuellement l’utilisation du DPI. De même, la proposition faite par certains d’établir une « liste » des affections ouvrant droit au DPI ne nous semble pas à retenir. En effet, une telle liste aurait une conséquence normative antagoniste de l’approche casuistique humaniste que peut garantir le recours aux autorisations ponctuelles délivrées aujourd’hui par les CPDPN (Centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal).
Seul un tel recours peut ouvrir à une réelle prise en compte de la qualité de vie des familles qui sont confrontées à cette épreuve et permettre « l’écoute pluridisciplinaire [des couples] qui associe médecin, psychologue et biologiste, et […] tenter d’apaiser leur angoisse », qui était recommandée dans le rapport de la Ligue contre le cancer en 2005. Il ne faut, en effet, en aucun cas gommer le rapport (dialogue) unique entre une famille et une équipe médicale qui, seul, peut garantir à la fois le respect de toutes les composantes de la décision finale – médicale, psychologique, sociale, économique… – et l’accueil des femmes qui en portent l’essentiel du fardeau. C’est dans le cadre de ce dialogue intime que peuvent être dessinés les contours de l’intolérable, de ce qui est insupportable dans l’histoire familiale concernée.

 

 

[2] Rappelons qu’un groupe d’experts, réunis par la Ligue en octobre 2005, avait déjà réfléchi et anticipé ces pratiques. Cette réflexion avait inclus à la fois les plans scientifique et technique et abordé les dimensions humaines et sociales.

[3] Formes héréditaires des groupes 1 et 2 : syndrome de Li et Fraumeni (sarcomes, tumeurs cérébrales, cancers du sein, survenant dans l’enfance et chez l’adulte jeune) ; polypose adénomateuse familiale (polypes digestifs multiples conduisant à une colectomie à l’adolescence, tumeurs desmoïdes), maladie de von Hippel Lindau, rétinoblastome, tumeurs rhabdoïdes…

[4] L’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (Intracytoplasmic Sperm Injection) est une technique de fécondation in vitro utilisée depuis 1992 avec micro-injection du sperme dans l’ovule.

[5] In Avis n° 75 du CCNE, Questions éthiques soulevées par le développement de l’ICSI, 12 déc. 2002, p. 5.

[6] In Nature, « We can’t predict everything that will happen next, but we can be prepared. » Vol 456, Issue n° 7218 – 6 nov. 2008, p. 1.

Notice bibliographique

« Diagnostic prénatal, interruption médicale de grossesse, diagnostic préimplantatoire et formes héréditaires de cancers », Rapport rédigé à la demande de l’Agence de biomédecine et de l’Institut national du cancer, 2008.
Site internet : www.agence-biomedecine.fr/uploads/document/Rapport-DPN-IMG-DPI-Agence-InCa.pdf

Avis du Conseil d’orientation de l’Agence de biomédecine du 28 mars 2008 sur le rapport rédigé à la demande de l’Agence de biomédecine et de l’Institut national du cancer.
Site internet : www.agence-biomedecine.fr/uploads/document/deliberation-2008-co-12.pdf

Rapport sur l’évaluation de l’application de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique, Assemblée nationale, décembre 2008.
Site internet : www.assemblee-nationale.fr/13/rap-off/i1325-tI.asp

« Diagnostic préimplantatoire chez la femme à haut risque familial de cancer du sein », Rapport du groupe de réflexion de la Ligue contre le cancer, 10 octobre 2005

Extraits :

(…) Dans la mesure où il existe des prédispositions génétiques à diverses formes de cancer, la question se pose de l’utilisation du DPI afin de sélectionner des embryons indemnes de ces prédispositions. Cela concerne par exemple le cancer du côlon dans la polypose familiale colique, le carcinome médullaire de la thyroïde ou encore le cancer du sein lorsque sont présentes les mutations BRCA1 ou BRCA2. La première prédispose aux cancers du sein et de l’ovaire avec un taux de pénétrance de 50 % à 75 %, la seconde concerne uniquement le cancer du sein mais avec un taux de pénétrance faible.
De plus en plus de couples, même si leur nombre reste encore faible, font désormais des demandes de DPI lorsqu’ils sont concernés par une forme familiale de cancer. Leurs demandes sont encore rarement acceptées. Toutefois, il ne semble pas possible de les ignorer. L’angoisse de parents à l’idée de transmettre une prédisposition génétique à un cancer, qui conduit certains d’entre eux à renoncer totalement à faire des enfants, est une réalité qui se doit d’être prise en compte. Pour autant, est-il possible d’accepter toutes les demandes sachant que la procédure est lourde et coûteuse (stimulation ovarienne, puis fécondation in vitro, puis DPI, puis « tri » des embryons et enfin implantation utérine) et qu’elle n’est pas exempte de risques de dérives ? En témoigne cet exemple, certes extrême, d’un couple de femmes homosexuelles et sourdes qui, aux Etats-Unis, avait fait une demande de DPI pour obtenir un enfant lui aussi sourd…
L’une des questions majeures que pose le DPI est de savoir s’il est éthiquement acceptable « d’éliminer » un embryon pour un risque de maladie qui n’est pas totalement certain, pour lesquels il existe des traitements et en sachant qui si la maladie survient, ce sera après plusieurs dizaines d’années de vie.
(…) En définitive, les demandes de DPI se doivent d’être évaluées en fonction du taux de pénétrance de la prédisposition génétique, de l’âge moyen de l’apparition de la maladie et de sa curabilité. Pour autant, il n’apparaît pas possible de normaliser d’une quelconque manière les attitudes, tant les situations, souvent difficiles pour les couples, peuvent être hétérogènes. Il est indispensable de proposer à la femme et à son partenaire une écoute pluridisciplinaire qui associe médecin, psychologue et biologiste, et de tenter d’apaiser leur angoisse. Cette écoute est primordiale avant toute décision.

Notes

  • 1. BReast CAncer (breast pour « sein » en anglais).