Focus
01/12/2015

Cancer et grossesse : lorsque survient le dilemme

La rédaction

Le diagnostic d’un cancer chez une femme enceinte constitue un véritable télescopage entre la vie et la mort, entre désir d’enfant et espoir de guérison. Il est aujourd’hui de plus en plus souvent possible de traiter les femmes enceintes tout en leur permettant de donner naissance à leur enfant. Mais lorsque l’éventualité d’une interruption de grossesse se présente, le dilemme est entier. Si la décision revient in fine à la femme enceinte, l’équipe médicale se doit de partager cette décision dans toute la mesure du possible.

C’est une situation difficile à concevoir tant elle paraît de prime abord antinomique : qu’une femme découvre qu’elle est atteinte d’un cancer alors qu’elle est enceinte. Projetée jusqu’alors dans le don de la vie, cette femme se retrouve confrontée à une maladie qui non seulement menace sa vie à elle, mais aussi potentiellement celle de l’enfant qu’elle porte. Le retentissement psychologique est immense. « C’est toujours une catastrophe, un traumatisme inévitable, explique Jaqueline Wendland, professeur en psychopathologie du nourrisson, de la parentalité et de la périnatalité à l’Institut de psychologie de l’université Paris Descartes. Cette situation est de l’ordre de l’impossible à penser. Elle amène la femme à gérer psychologiquement et de manière simultanée deux événements de vie menaçant son équilibre psychosocial et qui plus est antagonistes dans leur représentation : d’un côté la vie, de l’autre le risque de mort. Ces deux événements donnent lieu à un conflit entre la femme qui veut sauver sa vie et la mère qui souhaite donner la vie à son enfant. »
Cette situation si difficile à envisager et encore plus à vivre n’est pas exceptionnelle. Selon les estimations, elle concernerait environ une femme enceinte sur mille1. Ainsi, le nombre de femmes chez lesquelles un cancer est diagnostiqué alors qu’elles sont enceintes est estimé aux alentours de cinq cents chaque année en France. L’incidence des cancers en période périnatale est en augmentation et les spécialistes s’attendent à ce qu’elle continue de s’élever. Ceci, pour deux raisons principales conjuguées : l’augmentation de l’incidence globale des cancers d’une part, le recul de l’âge moyen de la première grossesse d’autre part. En effet, plus les femmes ont des enfants tardivement au cours de leur vie et plus leur grossesse est susceptible de coïncider avec la survenue d’un cancer dont l’incidence augmente par ailleurs avec l’âge.

Contre-indications et risques

Le cancer le plus fréquent observé chez les femmes enceintes est celui du sein. Les autres formes survenant les plus fréquemment sont les cancers gynécologiques (cancer du col de l’utérus, cancer des ovaires), les hémopathies malignes (en particulier leucémie aiguë et lymphome de Hodgkin) et les mélanomes malins. Il est démontré que la grossesse ne favorise pas la survenue d’un cancer et n’a pas d’impact sur l’évolution de la pathologie (sauf peut-être pour les mélanomes). En revanche, les traitements nécessaires du cancer peuvent retentir sur le développement du fœtus et de l’enfant à naître. L’exposition de l’embryon et du fœtus aux radiations ionisantes et aux agents cytotoxiques est ainsi susceptibles d’entraîner des effets mutagènes, tératogènes et carcinogènes, notamment pendant le premier trimestre de grossesse. De fait, la chimiothérapie et la radiothérapie sont contre-indiquées pendant ce premier trimestre. La chirurgie, quant à elle, peut a priori être pratiquée tout au long de la grossesse, mais est susceptible d’entraîner un risque majoré de fausse couche lorsqu’elle est réalisée au premier trimestre. Par ailleurs, certaines interventions abdominales et pelviennes pourraient être associées à un risque accru de morbidité et de complications obstétricales. Enfin, l’hormonothérapie et les thérapies ciblées sont considérées comme étant contre-indiquées chez les femmes enceintes.
Sous réserve des précautions d’emploi des traitements possibles durant la grossesse, ceux-ci n’apparaissent pas présenter de risque majeur pour les enfants. Une étude prospective publiée récemment a apporté des éléments rassurants sur ce point2. Cette étude a porté sur une cohorte de 129 enfants nés de mères pour lesquelles un diagnostic de cancer a été établi pendant leur grossesse. Ces enfants ont été suivis pendant trois ans après leur naissance et comparés à un groupe contrôle d’enfants nés de mères sans diagnostic de cancer. 74% des enfants du premier groupe ont notamment  été exposés à une chimiothérapie (seule ou associée à d’autres traitements), 10% à une intervention chirurgicale et 8,5% à une radiothérapie (seule ou combinée à d’autres traitements). Les auteurs constatent que « l’exposition prénatale à un cancer maternel, avec ou sans traitement, n’altère pas le développement cognitif, cardiaque et général des enfants pendant la petite enfance ». Pour le Pr Philippe Morice, responsable de la chirurgie gynécologique à l’institut Gustave Roussy de Villejuif, « ces résultats confirment qu’avec un certain nombre de molécules de chimiothérapie pour différentes typologies de tumeur, on peut aujourd’hui se permettre de préserver la grossesse tout en traitant les mères de manière aussi optimale qu’en dehors de la grossesse. Cela ne concerne pas tous les traitements, ni tous les termes de grossesse, mais ce sont des éléments rassurants. »

Une situation s’inscrivant  dans la réflexion et la discussion

L’attitude médicale, du moins celle préconisée dans les différentes recommandations nationales et internationales récentes, a beaucoup évolué au cours de la dernière décennie3. De plus en plus, les grossesses sont menées à leur terme ou déclenchées dès lors qu’une naissance prématurée est envisageable. Les situations où une interruption de grossesse est mise en œuvre sont ainsi moins fréquentes que par le passé. Cette évolution tient à l’amélioration des stratégies thérapeutiques et des connaissances sur les effets des traitements, et s’inscrit dans « une évolution globale en cancérologie en faveur de la conservation, qu’il s’agisse des organes ou de la fertilité, précise le Pr Philippe Morice. Nous nous situons dans une franche désescalade thérapeutique à partir du moment où elle est envisageable sur le plan carcinologique et avec des résultats comparables à ceux observés chez les patientes non enceintes. »
Si la découverte d’un cancer chez une femme enceinte est avant tout une situation particulière devant être appréhendée au cas par cas, un certain nombre de principes doivent guider la prise en charge. Tout d’abord, sauf dans les cas de certains cancers hématologiques pour lesquels il existe une vraie urgence, de l’ordre de quelques jours à quelques heures, à débuter un traitement, il est généralement possible de prendre le temps de la réflexion et de la discussion. Ensuite, il est indispensable de référer chaque patiente à un centre expert au sein desquels exercent des équipes ayant l’expérience de ce type de situation. Créé en 2008, le réseau CALG (Cancer associé à la grossesse) réunit 16 établissements en France et est coordonné par le service de gynécologie-obstétrique de l’hôpital Tenon à Paris4. Enfin, chaque cas doit faire l’objet d’une concertation pluridisciplinaire associant oncologues, chirurgiens, obstétriciens, pédiatres, sages-femmes, et psychologues notamment. « Cette concertation est la première des sécurités, explique le Pr Philippe Morice. Elle permet de s’appuyer sur des critères objectifs à la fois oncologiques – en termes de pronostic, d’histologie et de stade d’évolution de la maladie –, obstétricaux et pédiatriques pour définir la stratégie thérapeutique paraissant la plus appropriée. Ce sont ces éléments objectifs qui doivent être présentés et expliqués au couple. »
Cette démarche posée et rationnelle est, pour le Pr Philippe Morice, essentielle non seulement pour définir la prise en charge optimale, mais aussi pour le vécu du couple. « La réaction du couple dépend beaucoup de celle du médecin. Quand ce dernier ne se situe pas dans le catastrophisme, il est plus aisé d’accompagner la mère et le père dans une situation qui, de toute façon, est difficile à vivre pour eux. »
La réaction des couples dépend aussi « de l’histoire de chacun, précise Jaqueline Wendland. Selon par exemple qu’ils ont ou non déjà des enfants, que la fertilité de la femme sera ou non définitivement compromise après les traitements, et bien entendu de la gravité de la maladie. Il n’y a pas de réaction type face à cette situation qui est, par nature, hautement anxiogène et dépressiogène. » Le travail d’accompagnement psychologique est dès lors déterminant pour aider ces femmes et ces hommes, dont le processus de parentalisation est bien souvent bloqué par l’annonce de la maladie et qui, dans le même temps, sont travaillés par les peurs, les doutes et la culpabilité.

Quand un choix s’impose

La difficulté à vivre et à prendre en charge la découverte d’un cancer chez une femme enceinte est accrue lorsque se pose la question d’une interruption de la grossesse. Une telle interruption est dans ce cas uniquement motivée par la nécessité de soigner la mère. Elle conduit de facto à supprimer la possibilité d’une vie alors que, le plus souvent, l’embryon ou le fœtus est viable. Enfin, l’éventualité d’une interruption de grossesse intervient alors que cette dernière ne garantit pas avec certitude l’efficacité du ou des traitements envisagés et le devenir de la femme malade. C’est un choix tragique – « c’est la mère ou l’enfant ! » – qui doit être ainsi fait, sans que pour autant le doute, ou plus exactement l’absence de certitude sur la pertinence de ce choix ne puisse être totalement levé.
Face à tel dilemme, aucune généralisation ne semble possible quant à la conduite devant être adoptée par l’équipe médicale. La situation relève toujours du cas par cas. Dans des circonstances comparables, la décision des femmes et des couples peut être diamétralement opposée. Cette décision peut en effet être motivées par des perceptions et des considérations très diverses et possiblement intriquées. La poursuite de la grossesse peut ainsi répondre, par exemple, à un besoin d’assouvir le désir d’enfant quoi qu’il en coûte. L’enfant à naître peut également être perçu comme le « moteur » de la lutte contre la maladie et incarner l’espoir de la guérison. Des motivations religieuses, ainsi qu’une pression parentale et/ou familiale sont également susceptibles d’intervenir. À l’inverse, l’espoir d’une guérison peut être plus fort que toute autre considération et engager la femme et le couple vers la voie d’une interruption de grossesse. S’exprimant dans le cadre d’un mémoire de recherche réalisé par Mathieu Poilblanc, le Dr Philippe Gillard, aujourd’hui chef du service de gyncologie obstétrique au CHU d’Angers, explique ainsi que « si s’en sortir passe par l’interruption médicale de grossesse (IMG), c’est certainement un dilemme très difficile, mais ce sera souvent la voie choisie. Rares, très rares sont les couples qui sachant qu’ils sont condamnés arrêtent leur grossesse et très rares sont les couples qui lorsqu’il y a un espoir de guérison et que celui-ci passe par l’IMG ne choisissent pas cette voie. »
Pour les équipes médicales, la proposition d’une interruption de la grossesse doit résulter d’une concertation collégiale reposant sur des arguments aussi solides et objectifs que possible. « Clairement, quand il y a un risque carcinologique pour la mère, l’IMG doit être proposée, indique le Pr Philippe Morice. Si ce risque est faible ou nul, il est possible de considérer qu’une poursuite de la grossesse est acceptable. Mais si ce risque est important, toute autre proposition que l’IMG est inacceptable sur le plan médical. » Le devenir de la femme doit ainsi primer dans la proposition de prise en charge.
In fine, c’est à la femme et au couple de prendre la décision, dans le respect du principe d’autonomie. Celui-ci suppose au préalable une information aussi claire, loyale et adaptée que possible, dispensée par l’équipe médicale dans le cadre d’un dialogue ouvert avec les deux parents. Il apparaît néanmoins important de ne pas faire porter tout le poids de la décision sur le couple, afin d’alléger autant que possible les tensions et la culpabilité que tout choix génère, notamment lorsqu’il se tourne vers l’interruption de la grossesse. C’est pourquoi le discours médical se doit d’éviter d’exprimer le doute autant que faire se peut. « Il n’y a rien de pire pour un couple que de penser que l’on a interrompu une grossesse à tort, indiquait le Dr Philippe Gillard à Mathieu Poilblanc. Le doute de l’équipe ne doit pas se transmettre à la famille car il faut être convaincu du choix pour les parents. Ce qui compte, c’est le bien-être des parents (…). Ils ne pourront pas supporter toute une vie une IMG s’ils pensent qu’il y avait un doute. Il faut qu’ils soient persuadés d’avoir pris la meilleure décision. » En définitive, c’est à une décision partagée entre le couple et l’équipe médicale qu’il faut tendre.

Notes

  • 1. Peccatori FA, Azim HA Jr, Orecchia R et al. Cancer, pregnancy and fertility: ESMO Clinical Practice Guidelines for diagnosis, treatment and follow-up. Ann Oncol. 2013;24 Suppl 6:vi160-70.
  • 2. Han SN , Kesic VI, Van Calsteren K et al. Cancer in pregnancy: a survey of current clinical practice. Eur J Obstet Gynecol Reprod Biol. 2013;167(1):18-23.
  • 3. Une étude réalisée assez récemment auprès de médecins européens tend à montrer que l’évolution des pratiques est plus lente sur le terrain. Ainsi, 44% des médecins interrogés dans cette étude déclarent préférer recourir à une interruption de grossesse en cas de diagnostic de cancer durant le premier trimestre ou au début du second. 37% d’entre eux indiquent ne pas administrer de chimiothérapie ou de radiothérapie pendant la grossesse.
  • 4. Site internet : cancer-grossesse.aphp.fr