Tribune
01/03/2013

Facteurs de risques et inégalités

Philippe Amiel, directeur de l’unité de recherche en sciences humaines et sociales de l’IGR, Villejuif

En France, les moins diplômés ont 2,5 fois plus de risque de mourir d’un cancer que les plus diplômés. Et cette inégalité face à la maladie ne cesse de croître. Ce constat terrible appelle de nouvelles formes de recherche et de lutte contre les facteurs sociaux du risque de cancer, qui sachent combiner science et expérience.

« 100 % des gagnants ont tenté leur chance », dit le slogan du Loto, un jeu de hasard pur où le risque de gagner le gros lot n’excède pas, dit le calcul, 1 sur 13 millions. Le facteur de risque (ou de chance) ici est, en principe, strictement limité à l’engagement d’une mise, à la participation au jeu. « En principe », parce que les sociologues savent bien que – sans prendre en compte les 0,4 % de joueurs pathologiques – on ne joue pas de la même façon (pas autant, pas aussi souvent) selon le niveau socio-économique et socioculturel (les pauvres engagent plus et plus souvent). C’est la main innocente du hasard qui tire les numéros, mais la participation est socialement déterminée et cela n’est pas le fait du hasard : c’est celui des « effets de structure » de la dynamique sociale à laquelle nous participons tous.
Le risque en matière de santé est-il un jeu de hasard ? Sans doute, pour partie : la survenue des cancers a une « cause attribuable » dans environ 30 % des cas. C’est-à-dire qu’on ne sait pas, en l’état actuel des connaissances, attribuer à 70 % des cas de cancer une cause telle que l’hérédité, une autre maladie, la consommation d’alcool et/ou de tabac, une exposition particulière à des cancérogènes ou une autre cause connue. La fortune biologique, bonne ou mauvaise, a sa part. Le progrès des connaissances tend à la réduire chaque jour, mais elle a sa part irréductible : les milliards d’opérations biochimiques intervenant dans la naissance, le fonctionnement et la mort des cellules connaissent des accidents imprévisibles, générant des mutations génétiques, certaines délétères causant des cancers, d’autres peut-être protectrices et favorables à l’évolution. Et on n’y peut pas grand-chose.

Un devoir d’agir sur les facteurs sociaux

On peut, en revanche, et on doit agir sur les facteurs sociaux de la maladie cancéreuse. Nous ne sommes pas égaux socialement face au cancer : on a plus de cancer quand on est pauvre et on en meurt plus. S’agissant du cancer – mais c’est vrai aussi d’autres pathologies –, la pauvreté tue. Et si la mortalité diminue globalement, les études épidémiologiques montrent que l’écart se creuse en France entre les plus favorisés et les moins favorisés. Aujourd’hui, le risque de décéder d’un cancer est 2,5 fois plus élevé chez les moins diplômés que chez les plus diplômés[1]. C’est un constat terrible devant lequel la recherche en santé publique – épidémiologique ou de sciences humaines et sociales (SHS) – ne peut pas, moralement, se satisfaire d’une position d’observateur désolé.
De fait, on sait à peu près tout du lien, par exemple, entre condition socio-économique, socioculturelle et addiction au tabac et à l’alcool, et de la sur-incidence des cancers qui en découle dont sont victimes les moins favorisés. On sait aussi la perversité des représentations fatalistes de l’état de santé, qui ont cours chez les plus pauvres et qui retiennent finalement de recourir à temps au dépistage ou aux soins[2]. Et l’on sait aussi l’échec relatif des moyens habituels de la prévention et du dépistage, bien adaptés aux populations les plus favorisées qui sont déjà très réceptives aux messages de santé, mais mal taillés pour les autres, ceux qui ont précisément le plus besoin de soutien et d’incitations.

Expérimenter

La recherche en santé publique doit aujourd’hui s’adapter. Aux études qui constatent, qui fournissent des données descriptives – elles sont irremplaçables –, ou qui tentent de découvrir l’improbable solution définitive aux problèmes sociaux, il faut ajouter des recherches d’un type nouveau, qui renouent avec ce qui est, au fond, le moteur de la science moderne : l’expérimentation. Expérimenter, c’est essayer et évaluer. Essayer de nouveaux dispositifs à une échelle concrète, modeste mais précise : la participation de médiateurs de santé pour améliorer la participation au dépistage du cancer colorectal, dans cinq zones défavorisées ; une action visant à réduire la consommation de tabac chez les jeunes scolarisés dans les lycées professionnels d’un territoire ; la mise à disposition d’un intervenant dédié au redéploiement social et professionnel après cancer du sein dans trois établissements de soins, etc. Évaluer rigoureusement, avec les méthodes scientifiques éprouvées, quantitatives, comme on le fait pour un essai clinique, et qualitatives – pour comprendre les résultats et les façons de faire, fournir les indications utiles à l’extension du dispositif en cas de succès ou tirer les leçons en cas d’échec. Les recherches de ce type sont, contrairement aux apparences, à très haute valeur cognitive, scientifique (et pas seulement « pratique »). Et elles impliquent, de fait, une interdisciplinarité poussée. Elles rentrent bien dans le modèle de la « recherche interventionnelle en santé des populations », venu d’Amérique du Nord et que promeuvent aujourd’hui des agences sanitaires en France, parmi lesquelles l’INCa. C’est un progrès. Il faut sans doute aller plus loin ; et c’est la responsabilité des chercheurs – en sciences humaines et sociales, tout particulièrement – que de s’atteler à la tâche d’imaginer comment.
Dans la lutte contre la pauvreté, l’économiste Esther Duflo lie science et expérience dans des expérimentations de terrain qui sont un modèle de créativité et de rigueur scientifiques ; elle produit des connaissances de haut niveau, utiles à la théorie économique, et des résultats pratiques remarquables[3]. Elle cite Roosevelt : « La nation a besoin et, si je ne me trompe pas sur son état d’esprit, elle exige qu’on expérimente avec audace et ténacité. Le bon sens est de choisir une méthode et de l’essayer : si elle échoue, admettons-le franchement et essayons-en une autre. Mais avant tout, essayons quelque chose[4]. » On ne saurait mieux dire, s’agissant de la lutte contre les facteurs de risques socialement marqués en cancérologie.

1. « Les Inégalités de santé » in La Situation du cancer en France en 2012, Institut national du cancer, 2012, chap. 7 ; en ligne : http://www.e-cancer.fr/publications/69-epidemiologie/629-la-situation-du-cancer-en-france-en-2012

2. Beck François, Gautier Arnaud, Baromètre cancer 2010, INPES 2012. Voir aussi Beeken Rebecca J et al. « Cancer fatalism : deterring early presentation and increasing social inequalities ? » Cancer Epidemiol Biomarkers Prev. 2011 Oct ; 20(10) : 2127–31.

3. Duflo Esther, Expérience, science et lutte contre la pauvreté, Paris, Collège de France-Fayard 2009, pp. 36-37. Voir aussi Banerjee Abhijit V., Duflo Esther, Repenser la pauvreté, Paris, Seuil 2012.

4. Ibid., p. 26.