Point de vue
01/07/2016

Martine Schachtel : «le véritable obstacle à la légalisation thérapeutique du cannabis c’est qu’il fait l’objet d’un trafic conséquent et permanent»

Martine Schachtel, auteure de Cannabis sur ordonnance

Le cannabis a été retiré de la pharmacopée française depuis 1953. Son usage, importation, vente, transport et production sont strictement interdits par la loi. Ainsi, le cannabis, ainsi que ses dérivés à base de cannabinoïdes (naturels ou de synthèse), ne sont pas autorisés pour usage médical en France. Cependant des voix s’élèvent en faveur d’une légalisation thérapeutique, mettant notamment en avant des vertus antalgiques et contre les nausées induites par les chimiothérapies. Le point avec Martine Schachtel, auteure de Cannabis sur Ordonnance.

Éthique & cancer : C’est le titre de votre livre, le cannabis peut-il faire l’objet d’une prescription ?
Martine Schachtel : En France, actuellement non, contrairement aux Pays-Bas où Bedrocan, la seule société habilitée en Europe à produire du cannabis, en vend aux pharmacies du pays. Il est ainsi rendu accessible sur simple ordonnance puisqu’agréé par le ministère de la Santé. Cette société exporte également en Finlande, en Allemagne, en Italie, en Pologne et en République tchèque où l’ordonnance est aussi requise. Le problème c’est que toutes les mutuelles ne le remboursent pas, ce qui pousse de nombreux malades à se tourner vers le marché illégal. Pour être tout à fait complète, j’ajoute que l’autoproduction et la consommation de cannabis à des fins thérapeutiques sont seulement autorisées aux Pays-Bas et en Espagne.

É & C : Quelles en sont les vertus thérapeutiques ?
M. S. : Tout dépend du dosage des taux de CBD (Cannabidiol) et de THC (Tétrahydrocannabinol). Certains dosages agissent sur les nausées provoquées par la chimiothérapie, d’autres vont avoir des effets antalgiques sur les douleurs chroniques notamment dans les cancers, le sida. Cette différence de dosage s’avère efficace dans des indications différentes.

É & C : Quels sont les obstacles à sa légalisation thérapeutique ?
M. S. :
Ce sont bien entendu les effets addictogènes du cannabis qui sont largement et régulièrement mis en avant. Cependant ce n’est pas un argument suffisamment pertinent car tous les antalgiques et les anxiolytiques ont ce type d’effets. En réalité, le véritable obstacle à la légalisation thérapeutique du cannabis c’est qu’il fait l’objet d’un trafic conséquent et permanent. Les politiques français redoutent que ce soit une porte ouverte vers la dépénalisation de ce produit dans un pays qui est l’un des plus gros consommateurs en Europe alors même que la législation en vigueur est parmi les plus sévères. Au sein du corps médical, les avis divergent, certains ne veulent pas en entendre parler au prétexte qu’il n’est pas du tout efficace, alors que d’autres estiment que le cannabis constitue une vraie alternative lorsque les traitements habituels sont sans effet ou mal tolérés.

É & C : Peut-il être l’objet de la même polémique que la morphine, dérivé de l’opium, aujourd’hui largement utilisée comme analgésique et pourtant toujours listée comme stupéfiant au niveau international ?
M. S. :
Tout à fait. S’il y avait, en France, un trafic d’opium comme il y a un trafic de cannabis, la morphine aurait aussi sans aucun doute mauvaise presse. Les préjugés sur le cannabis ne sont pas plus fondés que ceux qui pourraient exister sur la morphine. Il faut rappeler qu’à ses débuts, la morphine était administrée à l’hôpital à doses homéopathiques, les médecins craignant de rendre leurs malades toxicomanes. Ce n’est que depuis la loi du 4 mars 2002 que la morphine a fait l’objet de prescriptions beaucoup moins restrictives alors qu’elle génère des addictions importantes.

É & C : Depuis longtemps prescrit dans de nombreux pays européens, le Sativex1 n’est envisagé en France que dans le cadre du traitement de la sclérose en plaques, pourquoi ?
M. S. :
Le Sativex n’est toujours pas disponible en pharmacie or il devait être mis en vente en janvier 2015. Une fois encore, le ministère de la Santé a fait part de son inquiétude quant aux risques addictogènes et au mésusage du médicament. Mais en réalité ce qui est en cause c’est l’échec des négociations autour de son prix. En effet, la HAS (Haute Autorité de Santé) estime que son SMR (Service Médical Rendu) est faible, ce qui pèse lourd dans la négociation de son prix. Je pense que cette référence au SMR sert vraiment de prétexte à la non légalisation d’un médicament à base de cannabis. Il est indéniablement reconnu comme efficace dans un grand nombre de pays d’Europe et dans un grand nombre d’États américains… Et pourtant ! C’est pourquoi, à mon sens, le ministère de la Santé français n’envisage de le rendre accessible qu’aux malades atteints de scléroses en plaques souffrant de contractures, ce qui ne concerne que 2 000 personnes et réduit considérablement les prescriptions…

É & C : Selon vous, on ne peut donc pas invoquer le mésusage et les effets addictogènes du cannabis médical pour les nausées post chimiothérapiques, l’anorexie causée par le SIDA et pour les personnes malades en fin de vie…
M. S. :
Dans les autres pays d’Europe et certains États américains, le cannabis  est associé aux antiémétiques parce ces derniers ne sont pas suffisamment efficaces. Le cannabis est antalgique mais aussi relaxant, il agit sur l’anxiété des patients, stimule l’appétit… C’est pourquoi, il est aberrant de parler de mésusage…

É & C : L’usage massivement récréatif du cannabis est-il à l’origine de sa diabolisation par les sphères médicale et politique ?
M. S. :
Je le pense. D’ailleurs, j’ai eu l’occasion de parler avec des médecins qui sont opposés à une éventuelle prescription médicale et c’est cet usage récréatif qui est immédiatement mis en cause. Les associations de malades ont un rôle à jouer. En mars dernier, les malades de la sclérose en plaques réunis en congrès ont demandé à la ministre de la Santé quand le Sativex allait obtenir son autorisation de mise sur le marché étant donné qu’eux seuls seraient susceptibles de l’utiliser. Ils n’ont, à ce jour, pas obtenu de réponse.

É & C : Dans la mesure où le cannabis n’est pas un produit anodin et qu’il reste socialement marqué, ne risque-t-il pas de diviser la communauté des prescripteurs ?
M. S. :
Le cannabis ne serait pas le premier ! On l’a vu avec l’IVG qui divisait les prescripteurs sous prétexte d’éthique médicale. En tant qu’ancienne infirmière, j’ai pu être confrontée à des médecins qui s’obstinaient à ne pas prescrire la morphine. Aujourd’hui, ils sont contraints de le faire parce qu’il y a eu un travail de sensibilisation entrepris par le ministère de la santé sur la prise en charge de la douleur. Il est donc devenu difficile pour ces médecins de ne pas la prescrire. Restent que ceux qui y sont réticents la prescrivent mais à dose homéopathique. Le cannabis ne fera pas exception à cette évolution de la médecine. On sent la jeune génération de médecins beaucoup plus encline à prescrire le cannabis car même si ce produit n’est pas anodin, il est entré dans les mœurs.

É & C : Aujourd’hui, en France, où en est la prise en charge de la douleur ?
M. S. : Le troisième plan douleur qui s’étalait de 2006 à 2010 n’a toujours pas atteint l’ensemble de ses objectifs. Le quatrième plan douleur qui devait voir le jour en 2013 n’a toujours pas été mis en place ! On peut légitimement se poser la question de l’importance donnée par les politiques à la prise en charge de la douleur. Ce quatrième plan national était pourtant intéressant en ce sens où il distinguait les douleurs, qu’elles soient aigües, chroniques ou liées aux soins. Concrètement, l’état des lieux est loin d’être convaincant même si l’accent a été mis ces dernières années sur une sensibilisation des professionnels de santé. Seulement, ces plans visent surtout la douleur physique au détriment de la souffrance morale. Et c’est pourtant là que le cannabis pourrait être une réponse des plus satisfaisantes. En effet, le cannabis associé à la morphine a des vertus même en fin de vie, c’est un complément idéal à la morphine sur le plan moral en inhibant les angoisses générées par la maladie. Dans certaines indications, la France se prive aujourd’hui d’une thérapeutique efficace et qui fait ses preuves hors de nos frontières.

Notes

  • 1. Le Sativex est le premier médicament à base de cannabis susceptible d’être autorisé en France.