Tribune
01/02/2011

Prévention du cancer et environnement

Christian Rémésy, directeur de recherches à l’Inra et Laurence Payrastre, chargée de recherches à l’Inra

Le risque environnemental dans la survenue d’un cancer existe-t-il ? Est-il éthique, dans l’état actuel des connaissances, de prétendre relier la survenue d’un cancer à des causes environnementales ? N’est-ce pas prématuré ? Pour l’affirmer, il est nécessaire de légitimer le risque environnemental avec objectivité. Quelle est alors l’influence de l’alimentation, des modes de vie, de l’environnement ou d’autres facteurs de risque et de protection ?

Le cancer a longtemps été considéré comme une maladie de civilisation, touchant la population âgée et essentiellement liée au mode de vie des individus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : le cancer est la première cause de mortalité prématurée dans le monde.
La question de la prévention ne peut plus être éludée : quelle est l’influence de l’alimentation, des modes de vie, de l’environnement ou d’autres facteurs de risque et de protection ? Suffira-t-il de combattre les facteurs de risque majeurs (tabac, alcool, surpoids), de manger équilibré, de consommer au moins cinq fruits et légumes par jour, de faire de l’exercice physique pour aboutir à une réduction efficace du cancer ? Il est probable que si toutes ces mesures étaient mises en œuvre, elles contribueraient à diminuer l’importance de cette maladie, à moins que d’autres facteurs environnementaux ne prennent le relais pour la survenue des cancers.

Cancer et société

Pour tous les cancers pris dans leur ensemble, les taux les plus élevés sont en Europe, Amérique du Nord et Australie. Dans les pays industrialisés, la même répartition s’observe pour la plupart des cancers comme ceux du poumon ou du côlon, mais aussi les cancers hormono-dépendants (sein, endomètre, ovaire, prostate, testicule). Cette observation est en accord avec la considération que le cancer est une maladie liée au « développement ». L’étude des populations migrantes, dès les années 1970, mettait en évidence le rôle largement prédominant du mode de vie et de l’environnement dans la survenue du cancer. L’exemple de l’augmentation du cancer du sein dans les populations chinoises ou japonaises immigrées est particulièrement parlant.
Il faut noter que, dès maintenant, plus de la moitié des cas et des décès surviennent dans les pays du Sud. Dans ces pays, en particulier en Afrique et en Asie, la proportion des cancers liés à des agents biologiques est très élevée, mais l’exportation des modes de vie occidentaux les plus nocifs, et de la pollution qui l’entoure, vers les pays du Sud s’accompagne maintenant de l’augmentation des cancers de type occidental dans ces pays. Pourquoi ne pas répondre à cette mondialisation annoncée de la maladie, de l’obésité jusqu’au cancer, par une stratégie globale d’amélioration de l’environnement et de l’alimentation ?

Une grande inconnue : environnement et cancer

La survenue de nombreux cancers est sûrement liée au mode de vie dans sa globalité : sédentarité, stress, vie en atmosphère confinée, pollution de l’environnement, de l’air extérieur ou intérieur, utilisation de pesticides en agriculture ou de substances cancérigènes dans l’industrie pour la confection des nombreux objets de notre société de consommation, usage important de médicaments, de drogues, de cosmétiques, ultraviolets. Or – c’est un problème majeur – l’importance de tous ces facteurs environnementaux est encore mal élucidée, niée par les uns, peut-être exagérée par les autres, si bien qu’il est difficile de concevoir une politique globale de prévention dans cette situation d’incertitude. Sans doute un effort de recherche suffisant n’a pas été fait. Il s’agit ensuite d’une question extrêmement complexe, recouvrant des difficultés multiples, pour identifier les produits incriminés et leurs métabolites, évaluer les effets de substances présentes à très faibles doses et leurs possibles interactions, mesurer des effets cumulatifs tout au long de la vie. De plus, les cancers sont des maladies plurifactorielles où vont toujours intervenir à des degrés divers l’hygiène de vie (alimentation, exercice physique, stress), l’exposition aux substances toxiques (tabac, pollution de l’environnement), la susceptibilité génétique, le tout étant souvent modulé par l’existence de périodes de plus grande vulnérabilité.
Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à maintenant, les pesticides ont été utilisés intensément dans l’agriculture conventionnelle. De plus, selon l’OMS, l’alimentation constitue la principale voie d’exposition de la population générale aux pesticides. Les études épidémiologiques montrent souvent une corrélation positive entre l’exposition des agriculteurs aux pesticides et le risque de développement de divers cancers (cancers hématopoïétiques, lymphome, myélome, leucémie, cancer du cerveau). Les conséquences de l’exposition professionnelle aux pesticides ne concernent pas uniquement l’utilisateur mais aussi sa descendance, suggérant fortement que la période prénatale peut être considérée comme une fenêtre critique d’exposition, au cours de laquelle les pesticides ou d’autres facteurs environnementaux pourraient induire diverses anomalies génétiques.
Même si elle est moins exposée que les agriculteurs, la population générale ingère quotidiennement une très grande diversité de pesticides d’origine alimentaire avec toujours les mêmes risques de modifications génétiques dans la période plus sensible du développement embryonnaire. Le dernier bilan publié de la DGCCRF montre que 52 % des fruits et légumes analysés contenaient des résidus de pesticides et 7,6 % dépassaient la limite maximale résiduelle autorisée (LMR). En ce qui concerne les céréales, 8,2 % des échantillons analysés n’étaient pas conformes à la LMR. Dans les circuits conventionnels, la contamination concerne tous les aliments, qu’elle soit d’origine agricole ou d’origine industrielle (emballages), et se traduit par l’ingestion simultanée d’un très grand nombre de polluants chimiques. Or on ne connaît pas les effets biologiques à long terme de ces cocktails de substances toxiques. D’ailleurs, il est très difficile de reproduire expérimentalement une telle imprégnation chimique, variable selon l’histoire de chacun. De plus, il est probable que les effets de cette exposition varient selon le mode alimentaire global et en particulier selon la protection induite par les micronutriments des fruits et légumes.
La relation de causalité entre pesticides et cancers sera donc très difficile à mettre en évidence parce que ces pathologies ont une origine plurifactorielle et qu’il existe une combinaison infinie de molécules potentiellement toxiques. De plus, alors que certaines molécules étudiées isolément étaient classées sans effet toxique notable à faibles doses, dans des mélanges complexes elles ne sont plus dépourvues d’effets biologiques de type perturbateur, endocrinien par exemple. L’étude des impacts sur la santé des mélanges complexes de substances toxiques constitue une approche nouvelle de la toxicologie. Notre difficulté à décrire les effets sur la santé de la pollution chimique de l’environnement ne doit surtout pas nous conduire à sous-estimer son impact et servir de prétexte à retarder un engagement salutaire de la société vers des modes de vie moins polluants.

Le paradoxe des relations entre alimentation et cancer

Le paradoxe de l’alimentation est de pouvoir créer un environnement favorable ou défavorable à la cancérogenèse. Être directement responsable du cancer par la présence de divers cancérigènes (pesticides, mycotoxines, produits néoformés par la cuisson ou les processus industriels, additifs), mais aussi favoriser indirectement l’apparition de la maladie via la surcharge pondérale par exemple, par des apports énergétiques déséquilibrés et une trop forte proportion de calories vides (énergie dépourvue de micronutriments). Côté positif, l’alimentation pourrait exercer un rôle préventif autant en prévenant les premières mutations cellulaires que les autres étapes du développement du processus cancéreux. Cette protection serait exercée par la synergie d’une très grande diversité de facteurs nutritionnels : apport équilibré en énergie et en acides gras essentiels, bonne disponibilité en micronutriments protecteurs, en fibres alimentaires, en minéraux. Pour espérer prévenir une majorité de cancers, aucun aspect de la qualité nutritionnelle de l’alimentation ne doit être négligé et en particulier les effets spécifiques des fruits et légumes.
Selon un large consensus scientifique, on estime que l’amélioration de l’alimentation pourrait faire diminuer d’environ un tiers la prévalence des cancers. C’est déjà considérable, mais comment ne pas espérer plus ! En fait, les potentialités de prévention sont certainement beaucoup plus élevées que les estimations actuelles. Un très grand nombre de cas de cancers est sans doute prévenu grâce à l’alimentation, mais ces cas silencieux ne peuvent pas être comptabilisés par les enquêtes.
Chacun d’entre nous héberge des cellules transformées dans son corps qui n’aboutiront pas nécessairement, dix ou quinze ans plus tard, au développement d’un cancer. Le processus de cancérogenèse nécessite aussi l’intervention de divers facteurs qui stimulent la division des premières cellules transformées (promotion tumorale). Les facteurs nutritionnels et les réponses de l’organisme peuvent ainsi contribuer soit à limiter, soit à amplifier les conséquences des premières mutations cellulaires. Il a fallu longtemps pour que la communauté scientifique reconnaisse l’importance de l’hygiène de vie dans la prévention des cancers, parce qu’on avait sous-estimé la possibilité d’agir par le comportement des personnes, sur la promotion tumorale, ainsi que sur les étapes ultérieures du processus de malignité. Maintenant, le rôle positif de l’exercice physique quotidien est mis en avant, les risques accrus induits par la surcharge pondérale sont reconnus par tous. Le cancer a perdu une partie de son mystère mais garde bien des zones d’ombre.

La biodiversité et la qualité nutritionnelle des aliments protègent

La prévention la plus efficace passe par une alimentation riche en fruits et légumes pour disposer d’une très grande biodiversité de micronutriments, dont on peut attendre un très grand nombre d’effets complémentaires et synergiques : les vitamines de base et en particulier la vitamine D, mais aussi des centaines de polyphénols, une dizaine de caroténoïdes, des composés soufrés, des phytostérols, des tocophérols, bref une extrême diversité moléculaire. Une vraie politique alimentaire contre le cancer devrait être très exigeante en matière de maintien de la biodiversité des végétaux consommés, de préservation des micronutriments dans les aliments et donc de contrôle des procédés de transformation. Il faudrait donc assurer un certain suivi des micronutriments du champ jusqu’à l’assiette, développer une politique de promotion de fruits et légumes à des fins de santé publique, favoriser la consommation de pains bis ou complets plutôt que de pain blanc, d’huiles vierges plutôt que raffinées. Il est remarquable que la biodiversité tant recherchée sur le plan écologique soit également précieuse dans notre assiette.
Il est reconnu maintenant que la surcharge pondérale joue un rôle dans l’augmentation de la prévalence des cancers, d’où l’importance de lutter contre l’obésité par une vraie stratégie d’alimentation durable, une réglementation nouvelle pour réduire l’utilisation des matières grasses, des sucres et des aliments à index glycémiques élevés. Cela serait une bonne occasion de limiter également le nombre d’additifs utilisés. Une politique ambitieuse de prévention alimentaire du cancer devrait se traduire par une offre de matières grasses équilibrées en oméga 6 et en oméga 3. Il est remarquable que la qualité des apports lipidiques soit tout aussi indispensable pour la prévention des pathologies cardiovasculaires et des maladies inflammatoires que pour la lutte contre le cancer.

Pour un discours de prévention global

La société a besoin d’un discours général crédible concernant la prévention des cancers, rappelant certes les méfaits du tabac et de l’alcool mais sans ignorer les risques des autres cancérigènes environnementaux ou les déséquilibres patents de l’offre alimentaire industrielle.
Le grand public est parfois informé du rôle protecteur de certains végétaux tels que le brocoli, les fruits rouges, alors qu’il ne faut pas négliger la consommation des autres fruits et légumes. Il y a un risque de donner des recettes trop simples et trop limitées, sans mettre l’accent sur la globalité de la prévention et sur la nécessité de la traduire dans un paysage alimentaire crédible. Les campagnes de prévention du cancer n’ont pas encore réussi à bien sensibiliser le public à la question alimentaire, et les consommateurs ne sont pas suffisamment incités à remettre en question leurs habitudes, en particulier pour disposer d’une plus large biodiversité en micronutriments protecteurs.
En attendant que les pouvoirs publics développent une vulgarisation nutritionnelle compréhensible et que les agriculteurs ou les industriels se mobilisent pour une alimentation préventive, il revient à chacun d’entre nous de nous interroger sur notre comportement. Le réflexe le plus commun est d’avoir peur de s’empoisonner plutôt que de se protéger. Certes, il n’est pas inutile d’essayer de réduire notre exposition aux cancérigènes (tabac, alcool, pollution, pesticides, cancérigènes environnementaux), mais tous ne sont pas facilement repérables. La peur des pesticides ne doit pas être un prétexte pour ne pas consommer des fruits et légumes ; dans cette posture, on s’habitue à consommer une nourriture appauvrie en micronutriments et on s’éloigne d’un comportement alimentaire sûr. Les enquêtes épidémiologiques nous indiquent aussi qu’il vaut mieux consommer des fruits et légumes issus de l’agriculture conventionnelle plutôt que de s’en priver pour des raisons de toxicité potentielle. Nous devons privilégier les comportements positifs, reposant sur des modes alimentaires naturels, rustiques sur le plan calorique et suffisamment riches en facteurs de protection.
Au final, les messages de santé publique concernant la prévention du cancer ne sont pas suffisamment globaux et porteurs. La prévention est une affaire de mode de vie, de mode alimentaire sain et durable, de dépenses physiques de long terme, de propreté de l’environnement. Parfois certains messages sont même contre-productifs lorsque, sous prétexte de prévention du cancer de la peau, ils découragent la population de bien s’ensoleiller pour disposer d’un bon statut en vitamine D.
Au fur et à mesure du développement industriel, il est probable que l’on ne saura jamais à quel point la maîtrise d’une bonne alimentation pourrait diminuer l’incidence des cancers, puisqu’on ne pourra plus faire d’observations sur des populations ayant gardé un comportement nutritionnel original et différent des nouveaux standards de consommation.
La question du cancer nous interpelle ; agir pour la prévention est une obligation éthique. Prévenir fortement la survenue des cancers, c’est trouver un mode de vie plus adapté à la condition humaine, cesser de polluer et rechercher une solution plus globale. Cela rejoint la question d’un changement de mode de civilisation. Nous ne sommes pas au bout de nos peines et, en attendant, la prévention pourrait sembler se réduire à des mesures de portée limitée, qu’il serait pourtant irresponsable de ne pas mettre en œuvre tant il est vrai que l’adage « il est plus facile de prévenir que de guérir » s’applique plus spécialement à la problématique du cancer. 

Note de la rédaction

Cette tribune est une contribution à un débat en cours au sein de la société, notamment au sein de la Ligue contre le cancer, mais qui n’est pas arrêté compte tenu de la complexité de cette question suscitant les passions. En effet, l’assise scientifique n’est pas aujourd’hui formellement acquise et les recommandations qui pourraient en découler devront composer à la fois avec le risque de rassurer à tort et celui d’inquiéter exagérément et susciter ainsi une panique aux conséquences imprévisibles.