Point de vue
01/03/2010

Quelle place pour l’éthique dans l’industrie pharmaceutique ?

Patrice Zagamé, docteur en médecine et P-DG de Novartis France

L’éthique est au centre des polémiques sur l’industrie pharmaceutique, où se croisent missions de santé publique et objectifs commerciaux. En est-elle le parent pauvre ou au contraire le moteur ? Réponses de Patrice Zagamé, président du laboratoire Novartis France, selon lequel nombre de tabous restent à lever, dans un contexte de transparence entre industrie et société.

Éthique & Cancer : Qu’est-ce que l’éthique pour l’industrie pharmaceutique et pour Novartis ?
Patrice Zagamé :
Le respect de l’éthique est au cœur du métier de l’industrie pharmaceutique. Novartis l’applique dans toutes ses procédures et missions. Dans le cadre de la recherche, elle examine quels marchés peuvent assurer un retour sur investissement et donc la pérennité de l’entreprise. Mais elle consacre aussi des ressources à des recherches dont elle sait qu’elle ne tirera aucun profit financier. C’est le cas avec les maladies orphelines, dont le marché est restreint. Si on prend l’exemple des essais cliniques, l’esprit des lois qui les encadre est empreint de notions éthiques telles que le recueil du consentement du patient, la soumission des protocoles à un comité d’éthique… sans oublier la mise en place d’un comité de surveillance indépendant chargé de revoir les données collectées au cours des essais afin de prendre rapidement les meilleures décisions pour les patients. Dans le domaine de la commercialisation, Novartis s’est engagé dans un certain nombre de procédures visant à clarifier, réguler et rendre plus transparentes ses relations et ses interactions avec les différentes parties prenantes (pouvoirs publics, professionnels de santé, associations de patients, etc.). Nous avons nos propres audits internes et nous appliquons l’éthique au-delà de l’entreprise, en la faisant respecter contractuellement par nos partenaires externalisés. Nous appliquons donc la loi, mais aussi notre code interne, s’il est plus exigeant. Enfin, il faut toujours garder à l’esprit que le respect de l’éthique est non seulement garant de la pérennité de l’entreprise, mais que c’est aussi une valeur à laquelle nos collaborateurs sont très attachés.

É & C : La loi DMOS interdit désormais aux médecins de recevoir des cadeaux ou autres avantages. Les rapports qu’entretiennent les laboratoires pharmaceutiques avec les médecins sont-ils toujours éthiques ?
P. Z. :
Je pense que cette loi était nécessaire, car l’absence de réglementation dans ce domaine pouvait conduire à des abus. Mais le plus important est que la réflexion se poursuive et que plus de transparence soit injectée dans les relations entre les professionnels de santé et l’industrie pharmaceutique, qui fournit aux premiers une information scientifique à la base du progrès médical. Ce qui pourrait arriver de pire serait que la relation entre ces deux acteurs soit rompue. Cela serait synonyme d’« appauvrissement de la recherche », car c’est de leur interaction, créatrice de valeurs, que naissent les nouvelles idées et les nouveaux axes de recherche. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase critique : nous sortons de l’époque où il n’y avait pas de réglementation, pour entrer dans une autre où l’on s’interroge tellement sur la relation entre l’expert et l’industrie que cela menace l’évolution de la recherche. Il faut que la société soit suffisamment « mûre » pour d’abord admettre que cette relation est fondamentale et ensuite la préserver, grâce à un système transparent où les conflits d’intérêts, s’ils existent, soient rendus publics. Il faut néanmoins avoir à l’esprit que « relation » ne signifie pas « collusion ».

É & C : Comment concilier éthique et logique commerciale des laboratoires ?
P. Z. :
Je pense qu’il faut dissocier ce qui tient du commerce et de la publicité de ce qui relève de l’information scientifique. L’information scientifique n’est pas de la publicité. C’est un processus de communication très particulier qui consiste, en un minimum de temps, à faire connaître au corps médical des données scientifiques auxquelles il n’aurait pas naturellement accès. Il est clair que, en fin de parcours, l’ensemble de ces choix scientifiques et de ces prescriptions se traduit par des achats, des remboursements… donc par un processus commercial. Il faut néanmoins être capable de dissocier le commerce de l’information scientifique. La promotion auprès des professionnels de la santé par les visiteurs médicaux est très encadrée, et la certification de la VM a permis de renforcer la qualité des pratiques promotionnelles.
Toutefois, en France, il faut faire évoluer le débat. Nous réalisons nombre d’essais cliniques dans le monde qui viennent enrichir notre connaissance des pathologies et des médicaments. Or, ces données ne sont pas à la disposition du corps médical français, car les essais sont hors indication ou réalisés dans des circonstances qui ne sont pas celles définies par la commission d’AMM ou par la pratique quotidienne. Il existe des systèmes, notamment anglo-saxons, qui sont, dans le domaine de la communication avec le patient et le corps médical, beaucoup plus ouverts que dans les pays latins.

É & C : La publicité devrait-elle être autorisée, en France, pour les médicaments soumis à prescription, ce qui n’est le cas aujourd’hui que dans quelques pays du monde ?
P. Z. :
La publicité directe aux patients sur ce type de médicaments est l’une des grandes peurs de la société (craintes de publicité abusive ou mensongère notamment, ndlr). Pourtant, je ne suis pas certain que ce système de publicité, tel qu’il existe aux États-Unis, ait montré qu’il était pire que le nôtre en ce qui concerne le choix d’un produit par rapport à un autre. Il a en revanche permis aux patients l’accès au même droit à l’information. Or, cela peut déranger et provoquer un certain inconfort auprès de certaines personnes, y compris au sein du corps médical et des autorités. Mais je pense qu’il faut dépasser ces peurs. Nous sommes dans une situation sanitaire imparfaite et il serait bon de pouvoir commencer à la faire évoluer de manière sereine.
Les craintes autour de la publicité directe au patient sont telles que l’industrie pharmaceutique a été tenue à l’écart du débat sur l’éducation et l’accompagnement thérapeutiques, tous deux redéfinis, fin 2009, par la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires. Elle aurait pourtant un rôle à y jouer, en particulier dans la résolution de ce problème de santé publique qu’est la non-observance des prescriptions médicales. Il reste à déterminer la place réelle de l’industrie dans l’éducation thérapeutique auprès des autorités et des professionnels de la santé, sujet sur lequel travaillent actuellement différentes commissions.

É & C : Que pensez-vous du droit à la santé ?
P. Z. :
Le droit à la santé est un droit fondamental, que nous soutenons. On considère qu’il est  acquis dans les pays de l’OCDE via un mécanisme de financement privé ou public, mais il existe de nombreux pays où ce n’est pas le cas, notamment pour des questions de ressources.

É & C : Cela signifie-t-il que l’industrie pharmaceutique a un rôle à jouer dans l’accès aux médicaments ?
P. Z. :
Oui, assurément. Nous consacrons aujourd’hui plus de 3 % de notre chiffre d’affaires, soit environ 1,5 milliard de dollars, à l’accès aux médicaments dans le monde. Cet engagement considérable participe à l’amélioration des objectifs de l’ONU pour le développement des pays pauvres (« objectifs du millénaire pour le développement », ndlr). Ces programmes d’accès aux soins concernent notamment le paludisme, le cancer, la lèpre et la tuberculose. Ainsi, depuis 2001, dans le cadre d’un partenariat avec l’OMS, 300 millions de traitements de Coartem ont été livrés à prix coûtant, ce qui a permis de sauver la vie de près de 750 000 personnes touchées par le paludisme. Et, depuis 2002, 34 500 patients dans 80 pays ont bénéficié gratuitement de nos traitements ciblés contre des formes rares de tumeur ou de leucémie, à travers notre programme d’assistance global, soit l’équivalent de plus de 1 milliard de dollars.
Notre groupe soutient également des instituts de recherche Novartis à but non lucratif dont la mission est de découvrir de nouveaux médicaments et de nouveaux vaccins pour répondre aux besoins de santé des pays en voie de développement. En 2009, les programmes d’accès aux soins de Novartis ont profité à 79,5 millions de patients démunis dans le monde entier.
Mais le développement de l’accès aux traitements passe aussi par l’innovation thérapeutique. Or, l’industrie pharmaceutique ne peut investir dans la recherche que si elle réalise un bénéfice. Une fois qu’on l’a compris, on ne peut pas rompre cette chaîne. Nous sommes en réalité dans une relation tripartite, avec des autorités qui, via des systèmes d’incitation et de remboursement, permettent aux industries d’investir et à l’ensemble de la population d’avoir accès aux médicaments. C’est un équilibre qui a été long à trouver et sur lequel il faut constamment veiller. Au cours de son histoire, l’industrie pharmaceutique est entrée à plusieurs reprises en conflit avec des gouvernements, avant de comprendre qu’il était préférable d’avoir des relations sereines avec eux.

É & C : La chaîne commerciale que vous évoquez a été brisée dans certains pays émergents, dont l’Inde…
P. Z. :
Sur ce point, le discours de Novartis est clair : nous faisons notre travail et nous attendons que les gouvernements fassent le leur. C’est-à-dire qu’ils fassent respecter l’essence même de la recherche : le respect des brevets et de la connaissance. Force est de constater que certains pays du Sud ont un double discours. Ils acceptent les programmes de mise à disposition de médicaments gratuits de la part des industries pharmaceutiques tout en autorisant les copies, dans le cas de l’Inde notamment, de manière à favoriser l’émergence d’une industrie générique nationale. C’est un débat politique qui est discuté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les pays du Sud tentent de repousser les limites de la propriété intellectuelle et de faire progresser leurs industries tout en injectant des ingrédients d’éthique et d’accès aux médicaments. Là encore, il faut faire évoluer le débat : il n’y a pas que des méchants d’un côté et des gentils de l’autre. Il y a une filière de recherche, qu’il est de l’intérêt de l’humanité d’assurer et de pérenniser.

É & C : Vous commercialisez des médicaments à usage pédiatrique. S’appuient-ils sur des essais cliniques ?
P. Z. :
Toute indication, pédiatrique ou autre, est basée sur des essais cliniques. Donc, toutes les extensions d’indications pédiatriques sont effectivement le fruit d’essais cliniques. Sur ce point, il faut rendre hommage aux autorités qui essaient de favoriser la recherche. Depuis 2008, lors de toute nouvelle demande d’autorisation de mise sur le marché pour un médicament donné, les industriels ont l’obligation de déposer un plan de développement chez l’enfant, conduisant à la tenue d’essais cliniques. En l’absence de données cliniques, le corps médical se retrouvait trop souvent confronté à devoir réaliser, dans une approche empirique, ses propres extensions pédiatriques, et ce en pleine responsabilité Ce genre de situation survient lorsque la société ne favorise plus le débat scientifique.