Tribune
01/06/2011

Quelle place pour l’individu au sein de la démocratie sanitaire ?

Jean-Michel Belorgey, conseiller d’État

Le principe de « démocratie sanitaire » doit-il notamment susciter la participation des usagers aux côtés des professionnels de santé en vue de l’amélioration de la qualité du système de santé ? Cette démocratie telle que souhaitée repose-t-elle sur le principe de la liberté du malade à consentir des choix, une fois l’information délivrée ? À la démarche volontariste peut s’opposer le droit de refuser sans être ostracisé.

C’est dans tous les domaines de la vie collective qu’une société démocratique, ou qui aspire à l’être, devrait attester du parti qu’elle a retenu. Aussi bien a-t-on vu fleurir, au fil du temps, nombre d’expressions reflétant cette attente sur les fronts les plus divers : démocratie politique, démocratie sociale, démocratie industrielle, démocratie scolaire, démocratie environnementale…, démocratie sanitaire.
Les rapports qu’entretiennent aspirations démocratiques et tradition républicaine sont plus complexes qu’on est parfois enclin à en convenir. La République n’est pas nécessairement démocratique : sa conception du bien commun, de l’intérêt général repose pour une part sur le culte du savoir et le respect des sachants, sur l’unilatéralité et sur l’uniformité, quand la démocratie – la vraie, il faut se méfier des contrefaçons – fait davantage cas de la délibération, de la participation, de la diversité des situations et de la sollicitation des préférences individuelles, en vue de l’adaptation des réponses aux unes et aux autres.

La démocratie sanitaire, terre de conquête

Or nul doute que, s’il est un domaine où la tradition républicaine a laissé son empreinte, c’est bien celui de la santé. Et que l’on assiste, aujourd’hui, en matière de santé, à différentes sortes de confrontations entre titulaires de diverses sortes de savoirs ne fait pas automatiquement reculer la menace de réduire les usagers du système de santé à la condition d’assujettis. Ce n’est pas parce que, au lieu d’être en butte à une seule catégorie de désirs tutélaires, ils le seraient à plusieurs qu’ils seraient moins guettés par la réduction à cette condition.
Aussi bien convient-il, pour autant qu’on entende promouvoir, en même temps que d’autres, la démocratie sanitaire, de s’interroger sur les terrains où celle-ci, qu’on l’appelle ainsi ou autrement (« prise en compte de la personne », par exemple, encore que ce ne soit pas tout à fait la même chose), doit être soit préservée, soit conquise. Ces terrains sont nombreux. De haut en bas pour faire simple : la définition des politiques de santé ; le fonctionnement des institutions sanitaires ; et le dialogue entre médecins, ou équipes de soins, et malades.
On n’énumérera pas ici tous les textes qui, en se réclamant de l’idée de démocratie sanitaire, ou d’idées voisines, se sont, au cours des années récentes, efforcés de lui donner cours. Il n’est pas certain, au demeurant, qu’on ait sensiblement progressé dans cette voie.

Rendre son autonomie au patient

Lorsqu’aura été mis en place l’ensemble des dispositifs de repérage des besoins en matière de santé et de planification de la réponse à ces besoins prévus par la loi HPST1, la mesure dans laquelle, les citoyens usagers des différentes composantes du système de santé pourront infléchir les choix envisagés, au terme du combat des chefs (praticiens, financiers, gestionnaires), reste incertaine. La question, relativement nouvelle, du degré d’audience dont les différentes catégories de professionnels persisteront à jouir dans le cadre de ces nouveaux dispositifs mérite elle-même d’être posée.
La participation, sinon à la gestion des institutions sanitaires, du moins à la définition et au suivi des modalités d’accueil dans ces institutions, des malades ou des organisations créées en vue de faire entendre leur voix est en principe désormais assurée. Reste à savoir quel poids cette composante des organes de pilotage des institutions en cause est susceptible de réellement peser, et sur autre chose que le détail ; ce que se révéleront valoir, aussi, les mécanismes d’agrément présidant à la sélection des organisations concernées.
Le cœur de la difficulté réside, bien sûr, dans le dialogue entre soignants et malades. Dialogue en principe toujours peu ou prou singulier, même si y sont de plus en plus fréquemment indirectement parties, par de multiples biais – procédés de tarification, normes de référence (celles des urgences !), bonnes pratiques, police des prescriptions – toutes sortes d’intervenants extérieurs. Ce qui ne change pas fondamentalement la vieille problématique de l’unilatéralité, tout au plus l’aggrave. La démocratie, c’est aussi la pédagogie et, avant la pédagogie, l’écoute, une forme de disponibilité à admettre que le malade, et/ou, le cas échéant, son entourage, sait ce dont il souffre, ce qu’il éprouve, quelque chose qui vaut d’être entendu et pris en compte, malade et entourage seraient-ils analphabètes. Au-delà de cela, dans les situations les plus critiques, la même démocratie sanitaire, c’est admettre que, pour être vraiment éclairé, comme le requiert le droit applicable, le consentement du malade doit reposer sur une information suffisamment précise et ouverte aux différentes catégories de possibles pour qu’il soit en mesure d’en apprécier les risques et les chances, ainsi que la probabilité, sans être, pour ce faire, abandonné à lui-même, mais pas non plus téléguidé.

Les limites du concept

Mais il se pourrait que ce soit ailleurs encore que se joue la démocratie sanitaire. Là où l’on décide du caractère obligatoire, ou seulement conseillé (avec quel degré d’insistance ?) de certaines vaccinations, de certaines stratégies de dépistage, ou de prévention. Et des procédés propres à accréditer, à faire prévaloir ces stratégies : modulation des cotisations de Sécurité sociale, conditionnalisation de la prise en charge financière, voire médicale à l’observation des conseils prodigués. Là aussi où l’on décide des modalités de prescription et de remboursement (ou du non-remboursement) de certains traitements ou de certains médicaments, antidouleur ou de confort par exemple. En l’espèce, toutes les décisions sont évidemment de nature à infléchir les termes de plus d’un choix individuel, ou à exclure tout vrai choix en rendant certaines solutions impraticables, faute qu’elles soient solvables. Au nombre des critères des décisions publiques peuvent légitimement figurer le souci de lutter contre les toxicomanies et celui de freiner les dépenses d’efficacité douteuse. Mais qu’en pense l’usager ? Lui reconnaît-on ou non le droit d’en penser quelque chose ? Si ce n’est pas le cas, il ne faut pas lui laisser d’illusion. Si c’est le cas, il faut en tirer des conséquences.
La démocratie, bien sûr, comme la République, a directement mais un peu différemment à voir avec le respect du principe d’égalité, ou de non-discrimination. Et en matière de santé, plus encore qu’en d’autres matières, nul doute que soit inacceptable toute perspective de traitement inégal. Reste à savoir comment comprendre le principe d’égalité. Celui-ci comporte, on l’oublie trop souvent, singulièrement en France, deux visages : l’exigence de traitement identique de personnes dans des situations identiques et l’exigence de traitement différent autant que nécessaire de personnes dans des situations différentes. Sous l’apparente abstraction de cette affirmation se cachent des enjeux très concrets. On ne peut accueillir de la même façon en consultation, ou en traitement, à l’hôpital ou ailleurs, des patients de toutes origines, en particulier des patients ne s’exprimant pas couramment en français, ou n’entendant pas couramment cette langue, ou encore des patients que leur culture n’a pas préparés à la fréquentation d’institutions sanitaires occidentales, en particulier des femmes et des enfants. Un effort doit être consenti pour tenir compte des difficultés de communication, et pas seulement de communication linguistique, qui peuvent se faire jour, et apparaissent de fait fréquemment. De nombreuses expériences ont montré qu’un tel effort, qui n’est pas insupportable, porte assez rapidement ses fruits, quand, si on s’y refuse, on débouche sur des impasses.
Les inégalités géographiques, dans un ordre d’idée voisin, qui soulèvent, elles aussi, un problème de démocratie, doivent incontestablement être réduites. Ce n’est pas cependant au moyen d’un passage à la toise, et en prenant le risque de démanteler des capacités installées de réponse aux besoins, dont la reconstitution se révélera ultérieurement difficile ou impossible, qu’on en viendra à bout. Une conception raisonnablement diversifiée selon les territoires (urbain/rural ; dense/moins dense) des modalités de réponse aux besoins sanitaires, ainsi que cela a été relevé à l’occasion de l’audit de la HAS sur les soins aux personnes handicapées à raison d’affections étrangères à leur handicap, n’est pas incompatible avec la démocratie.
La démocratie, en quelque domaine qu’on entende la cultiver, ouvre la voie à une certaine dose d’incertitude, d’intranquillité. Mais aussi à une rationalité plurielle. Ce dont devraient se féliciter, plutôt que s’alarmer, ceux qui aspirent à l’élimination de toute vision réductrice des besoins et des attentes de l’être humain, sous quelque angle qu’on le considère : comme travailleur, comme habitant, comme malade.

Notes

  • 1. Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, in JORF n° 0167 du 22 juillet 2009, p. 12184.