Tribune
01/03/2010

Prévention : entre bénéfices et dogmatisme

Jean-Paul Moatti, professeur d’économie à l’université de la Méditerranée et Patrick Peretti-Watel, sociologue à l’Inserm

Dans nos sociétés, la santé est devenue notre bien le plus précieux. Les recommandations qui saturent l’espace public viennent nous le rappeler quotidiennement. Car, pour faire reculer le plus possible la maladie et la mort, il faut traquer le risque partout où il existe. Il enserre les individus dans de nouveaux carcans moraux et disqualifie ceux qui transgressent les conseils des experts. Conçue pour protéger, la prévention telle qu’elle est pensée aujourd’hui n’est-elle pas totalitaire ?

Les injonctions préventives ont envahi notre vie quotidienne : manger ni trop gras, ni trop sucré, ni trop salé, mais manger des fruits et des légumes ; boire peu ou pas d’alcool ; ne pas fumer ; faire de l’exercice ; se laver fréquemment les mains, surtout si l’on a serré la main d’un inconnu ; utiliser un préservatif avec un nouveau partenaire et de la crème solaire sur la plage ; se faire dépister contre le cancer et vacciner contre la grippe… Tout cela au nom de notre santé, pour lutter contre la multitude de risques qui la menacent.
Ces injonctions sont révélatrices de la « mise en risque » du monde, qui se matérialise par la prolifération des facteurs de risques comportementaux de différentes pathologies identifiés par les épidémiologistes. Mais elles illustrent aussi le culte contemporain de la santé : il s’agit de vivre aussi longtemps que possible, et en bonne santé, sachant que la vieillesse est dorénavant conçue comme une maladie contre laquelle il s’agit aussi de lutter. Non seulement la santé est devenue une fin en soi, et la plus importante de toutes, mais en outre il revient à chacun d’entre nous de prendre sa vie en main pour coloniser le futur, de régler ses conduites sur les conseils des experts, pour faire fructifier au mieux son « capital santé » : baignés dans une culture du risque, nous sommes ainsi exhortés à devenir les entrepreneurs de notre propre santé.

La quête du Graal

Dans le même temps, la notion de « santé » a beaucoup évolué : ce n’est plus simplement le silence des organes. La santé est désormais conçue comme un état complet de bien-être physique, mental et social, ce qui en fait désormais notre bien le plus précieux, tout en ressemblant de plus en plus à un Graal inaccessible. Elle a remplacé le salut de l’âme, et les médecins seraient tout à la fois les théologiens, les prêtres, les missionnaires et les inquisiteurs d’une nouvelle religion.
À ce titre, la prévention peut être considérée comme une utopie, comme une entreprise morale, vouée au culte de la santé et fondée sur la notion de « risque ». En nous exhortant à changer nos modes de vie, ainsi que notre rapport à nous-mêmes et aux autres, elle véhicule une certaine hiérarchie des valeurs. Bien évidemment, cela n’a rien d’infamant : les valeurs que porte la prévention sont tout à fait honorables. Mais le fait que la prévention ait renoncé à défendre explicitement ses valeurs, comme s’il allait de soi que tout un chacun les partageait sans réserve, pose un premier problème. En effet, ce renoncement porte préjudice à la prévention elle-même : si celle-ci n’explicite pas les principes moraux qui fondent sa démarche, comment pourrait-elle détecter et gérer les conflits de valeurs que déclenchent ses interventions ? Et si elle tient pour acquis que chacun de nous se préoccupe de sa santé avant toute autre chose, comment pourrait-elle comprendre les conduites contre lesquelles elle tente de lutter ? Si des gens boivent, fument, n’utilisent pas de préservatifs ni de crème solaire, c’est bien souvent parce qu’ils ont d’autres priorités quotidiennes que leur propre santé. C’est pourquoi la prévention devrait assumer ses valeurs, se doter d’une éthique pour les promouvoir, en restant attentive aux valeurs concurrentes.

La stigmatisation du mal

Second problème : en nous incitant à adopter de « bons » comportements de santé, tout en renonçant aux « mauvaises » conduites à risque, la prévention contribue à opérer une distinction morale entre les unes et les autres. Dans les campagnes préventives, l’opposition entre le sain et le malsain prend d’ailleurs souvent une dimension esthétique. Ces campagnes mettent en scène la beauté et l’attrait de corps sains, aux visages souriants et confiants, tandis que les conduites malsaines sont plutôt associées à des corps déformés ou mutilés, ou à des visages flétris, soumis ou grimaçants : ce qui est bon pour la santé est bien et nous rend beau ; ce qui est mauvais est mal et nous enlaidit. L’opposition entre les « bons » et les « mauvais » comportements de santé s’apparente d’autant plus à une distinction morale que rester en bonne santé n’est plus seulement une fin en soi : c’est aussi un moyen d’affirmer sa valeur individuelle. En effet, non seulement fumer ou être en surpoids diminuent l’espérance de vie, mais en outre cela démontre une incapacité à diriger sa vie, à maîtriser ses pulsions. En faisant ainsi coïncider le bon, le bien et le beau, la prévention tend à disqualifier et stigmatiser les « mauvais » comportements de santé. Autrement dit, si la prévention vise à informer, conseiller, inciter, cette main tendue finit toujours par montrer du doigt ceux à qui elle s’adresse. Là encore, la prévention devrait assumer son danger de produire du stigmate, pour en limiter les effets délétères, mais aussi, pourquoi pas, pour en faire une arme préventive, comme c’est déjà envisagé dans certains pays anglo-saxons.

Les excès du tout préventif

Enfin, troisième problème : la santé représente aujourd’hui un levier si puissant pour changer les comportements que la prévention devient parfois un cheval de Troie pour d’autres valeurs et d’autres intérêts. C’est le cas par exemple lorsque, aux États-Unis, la contre-révolution sexuelle prône l’abstinence jusqu’au mariage puis la fidélité, au motif que ce serait la seule stratégie préventive efficace contre les maladies sexuellement transmissibles. Mais c’est aussi le cas lorsque l’industrie agroalimentaire nous vend des « alicaments » en vantant leurs vertus préventives, avec des budgets publicitaires qui feraient pâlir d’envie les opérateurs institutionnels de la prévention. Et c’est encore le cas lorsque l’industrie pharmaceutique promeut la médicalisation des conduites à risque pour ouvrir de nouveaux marchés : si l’on considère que les fumeurs sont des malades chroniques, pourquoi ne pas leur prescrire des substituts nicotiniques, aussi longtemps qu’ils le souhaitent, et aux frais de l’assurance maladie ? Là encore, les enjeux moraux et commerciaux qui se cristallisent autour de la promotion de la santé ne doivent pas être niés, mais au contraire assumés, afin que les dynamiques qu’ils créent soient canalisées au profit de la prévention, et non à son détriment.En définitive, contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, la prévention contemporaine n’est pas totalitaire. Certes, elle prétend régler nos conduites, dans la sphère publique comme dans la sphère privée, au travail et pendant nos loisirs, et jusque dans l’intimité de notre vie sexuelle. Mais il n’y a pas « trop » de prévention, et elle n’est pas au service d’un projet conscient d’asservissement des corps et des esprits. C’est d’ailleurs bien ce que prouve son détournement au profit d’autres valeurs ou intérêts. En revanche, il est clair que la prévention représente un outil formidable pour modifier les comportements, outil dont le potentiel et les dangers ne semblent pas toujours avoir été compris par ceux qui le manient.