Avis n°13

du 03 janvier 2011
Lors d’une prise en charge en soins continus, la poursuite d’une chimiothérapie au bénéfice minime voire inexistant se justifie-t-elle ?

Une femme âgée de 56 ans est atteinte d’un cancer du sein depuis 2001 pour lequel elle a été traitée par tumorectomie-radiothérapie, complétée par différentes chimiothérapies. Cette patiente a connu au décours de ces années toutes les complications de cette maladie, avec des localisations secondaires dans tous les organes susceptibles d’être atteints. Elle vit actuellement à son domicile avec, entre autres, des localisations cérébrales sous corticothérapie à forte dose, une oxygénothérapie au long cours pour la soulager d’atteintes pulmonaires et pariétales et une chimiothérapie mensuelle, avec les contraintes inhérentes aux transports et aux hospitalisations de jour.
C’est à l’occasion de la survenue de complications infectieuses itératives, favorisées notamment par le port d’une sonde double J, que son médecin traitant a évoqué de façon insistante avec cette femme l’éventualité d’une prise en charge en soins continus.
Cette situation conduit le médecin traitant de cette femme à s’interroger sur la justification médicale de la chimiothérapie mise en œuvre jusqu’à présent. Au-delà de ce cas particulier, ce médecin sollicite l’avis du comité sur le bien-fondé des chimiothérapies dites de « confort », dont on sait que leur bénéfice est minime, voire inexistant. Est-il licite de poursuivre de telles chimiothérapies, alors qu’elles n’améliorent pas la qualité de vie et même souvent l’amoindrissent ? N’est-il pas préférable dans ces situations d’engager des soins palliatifs exclusifs, sachant que cela suppose de dire au patient que la prise en charge n’a plus de visée curative ?


 

Cette saisine se rapporte à une situation à laquelle sont confrontés très fréquemment, voire quotidiennement, les professionnels de santé amenés à prendre en charge des patients atteints de cancer. À cette question donc récurrente, le comité entend dans un premier temps apporter différents préambules. Tout d’abord, l’emploi de l’expression « chimiothérapie de confort » apparaît à tout le moins inadapté. S’il existe des médicaments véritablement de confort, la chimiothérapie, quelle qu’elle soit, n’en fait à l’évidence pas partie, compte tenu en particulier des effets indésirables fréquents et nombreux qu’elle entraîne et des contraintes imposées au malade, qui nuisent de façon indéniable à sa qualité de vie. Il serait plus propice d’utiliser le terme de « chimiothérapie palliative ». Il est vrai que l’adjectif « palliatif », qu’il soit associé à la chimiothérapie ou plus généralement aux soins, peut faire peur à certains (malades, famille ou médecins), mais son emploi étant consacré tant dans les pays anglo-saxons qu’en France, y compris dans les textes de loi1, il est préférable de s’y conformer.

L’avis du CCNE

Le comité estime également utile de rappeler que les soins palliatifs concernent, ainsi que le définit dans un avis récent le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)2, « les personnes atteintes d’une maladie évolutive dont elles ne guériront pas et dont la mort sera l’issue à plus ou moins long terme. Le concept de prise en charge globale qui est au cœur de cette culture du soin peut être appliqué aux personnes atteintes de maladies incurables à un stade bien antérieur à la phase terminale. Ces soins ne remplacent pas systématiquement les thérapies curatives qu’ils peuvent accompagner. Ils ont pour objectif de soulager les symptômes physiques du patient, sa souffrance psychique et celle de ses proches ». Enfin, cette saisine évoque également la question de l’obstination déraisonnable que, dans le même avis précédemment cité, le Comité consultatif national d’éthique définit comme « la poursuite d’investigations ou de traitements inutiles au lieu de la mise en place de soins palliatifs. Cette “obstination” pointerait les limites des compétences tant techniques que relationnelles des soignants. Mais la question de l’obstination déraisonnable concerne aussi les patients et leurs proches : on ne saurait faire abstraction de la demande des usagers du système de soin à laquelle sont confrontés les soignants3 ».

Phases de prise en charge

Ceci étant posé, le comité considère qu’il convient avant toute prescription d’un traitement de se poser la question de l’objectif qui est associé à celui-ci. De façon relativement schématique, on pourrait ainsi distinguer trois phases principales lors de la prise en charge d’une personne atteinte d’un cancer :
1) La phase dite « curative », au cours de laquelle une guérison constitue un objectif réaliste. Dès lors, tous les traitements envisageables pour parvenir à cet objectif, y compris s’ils sont agressifs, pénibles, voire mutilants, sont à considérer avec le patient.
2) À l’autre extrême, la phase dite « terminale », où la fin de vie du patient est, du fait de l’évolution de la maladie, inéluctable, et ceci dans un délai relativement proche (même s’il est généralement impossible de déterminer précisément le terme de ce dernier). Dans ce cas, les traitements spécifiques de la maladie ne sont plus d’aucune utilité et la prise en charge par des soins palliatifs adaptés doit avant tout viser à assurer au patient la meilleure qualité possible du temps qu’il lui reste à vivre.
3) Entre les deux, la phase dite « palliative », où l’objectif d’une guérison n’est plus envisageable mais pendant laquelle les traitements spécifiques (chimiothérapie, radiothérapie, chirurgie), éventuellement couplés aux soins palliatifs, peuvent permettre une prolongation de la durée de vie ainsi qu’une amélioration de la qualité de vie.

Conditions de l’arrêt de la prise en charge

La prise en charge médicale proposée et l’objectif poursuivi au travers de celle-ci doivent être adaptés à la situation du patient, au fur et à mesure de l’évolution de sa maladie. L’ensemble des traitements et des soins successivement proposés s’inscrivent nécessairement dans une forme de continuité. Dès lors, il peut arriver un temps où les traitements spécifiques ne sont plus utiles, voire néfastes compte tenu de leurs répercussions négatives sur la qualité de vie. L’arrêt de ce type de traitement doit alors pouvoir s’envisager.
Pour le comité, les modalités de cet arrêt doivent répondre à plusieurs conditions :
– La décision doit être prise de préférence dans un cadre pluridisciplinaire, afin de l’étayer sur des bases objectives et de permettre de définir les modalités optimales de la poursuite des soins, y compris sur le plan psychologique.
– La décision doit être discutée avec le patient (et ses proches ou sa personne de confiance s’il le souhaite), avec toute l’empathie dont doit faire preuve le médecin dans une situation qui sera par définition douloureuse pour l’un et les autres. Le comité estime que l’idéal serait que l’éventualité d’un arrêt des traitements spécifiques soit envisagée avec le patient bien en amont du moment où celui-ci se profile, notamment lorsqu’il devient évident que l’évolution de la maladie conduit à considérer que celle-ci est entrée dans la phase dite « palliative ». Cela peut permettre au patient de mieux s’y préparer, alors qu’il a encore du temps devant lui. Dans tous les cas, cette discussion sera à l’évidence difficile, pour le patient comme pour le médecin, même si les difficultés ne seront pas du même ordre pour l’un comme pour l’autre. À ce titre, le comité regrette que la formation initiale et continue des médecins et de l’ensemble des professionnels de santé soit particulièrement insuffisante sur tous les aspects qui concernent l’accompagnement des malades. Il y a là un chantier important à mettre en œuvre.
– L’arrêt des traitements spécifiques peut être vécu par le patient comme la perte de toute forme d’espoir. Il revient au médecin, au cours du dialogue avec le patient, de lui apporter toutes les informations que ce dernier est en mesure d’entendre, c’est-à-dire de lui dire ce dont il a besoin pour comprendre la situation sans pour autant le plonger dans le désespoir le plus total. En d’autres termes, le médecin peut retenir des informations qu’il juge susceptibles de nuire à l’intérêt de son patient.
– Il est également essentiel que le dialogue entre le patient et le médecin soit un véritable échange qui ouvre la possibilité au premier de s’exprimer sur son ressenti, ses attentes, ses craintes et ses tourments. C’est une condition essentielle pour que se poursuive le climat de confiance indispensable à la continuité de la prise en charge, tout en permettant une réelle adaptation de celle-ci aux besoins du patient.
– En tout état de cause, le médecin doit tout faire pour rassurer le patient quant à la poursuite de la prise en charge et des soins. Il importe à tout prix que le patient n’ait pas le sentiment d’être abandonné. C’est un point fondamental pour le comité.

Obstination déraisonnable vs coûts pour la société

Lorsque la situation d’un possible arrêt du ou des traitements spécifiques se présente, le médecin peut être confronté à la demande, plus ou moins pressante, de la part du patient et/ou de ses proches de poursuivre ceux-ci. Pour le comité, il est clair que si le médecin doit entendre ce qu’exprime son patient, il n’a pas vocation à abonder systématiquement dans son sens. Fort de son expertise, de son expérience et de son professionnalisme, le médecin doit avant tout œuvrer pour le bien du patient. Ainsi, le comité considère, si un traitement se révèle être inadapté à la situation médicale d’un patient (critère d’inutilité ou de disproportion), qu’il n’y aurait aucun sens à le débuter ou à le poursuivre.
Il suffit en effet de prendre en considération le « prix à payer » d’un traitement inutile ou disproportionné. Ce « prix à payer » s’avère trop élevé à la fois pour le patient, pour les professionnels de santé et pour la société. Pour le patient, il n’y a pas d’intérêt à subir les effets indésirables et les contraintes inhérents à des traitements aussi lourds que la chimiothérapie ou la radiothérapie, pour un bénéfice inexistant, alors qu’il apparaîtrait préférable d’œuvrer pour préserver au mieux sa qualité de vie et les échanges relationnels avec son entourage. Pour les professionnels de santé, prescrire ou administrer un traitement inadapté et inefficace conduit à les placer en porte-à-faux vis-à-vis de leurs éthique et conscience professionnelle, ce qui ne constitue pas la situation la plus confortable dans l’exercice de leur profession. Pour la société, il n’est pas possible d’éluder totalement les préoccupations économiques considérant que les ressources disponibles ne sont jamais illimitées et qu’il convient de préserver au mieux l’équité entre tous les usagers du système de santé. Sachant que les traitements spécifiques des cancers sont particulièrement coûteux, il revient aux médecins de les utiliser à bon escient et par conséquent de ne pas les prescrire quand ils sont inutiles. Ainsi que le note le Comité consultatif national d’éthique dans l’avis précédemment cité, « il n’y a pas d’incompatibilité entre qualité des soins et souci d’une répartition équitable des ressources limitées. […] La réflexion éthique montre que la sobriété peut être la marque de la maîtrise de l’art du soin. Elle concilie le respect dû à la personne et celui qui est dû à la société, car la compétence ne saurait être déliée de la solidarité collective ».

Conclusion

En conclusion, le comité considère qu’il est de la responsabilité des médecins exerçant auprès de personnes atteintes d’un cancer d’assurer une prise en charge continuellement adaptée à la situation de chaque patient, que cette prise en charge ne se limite pas à la prescription de traitements spécifiques, qu’il peut arriver un temps où ceux-ci ne sont plus utiles et deviennent même néfastes, et qu’il convient alors de les arrêter au profit de soins palliatifs visant à préserver la qualité de la vie qu’il reste à vivre. Cette responsabilité doit s’exercer dans le cadre d’un échange aussi riche que possible avec le patient, aussi difficile puisse-t-il être de part et d’autre par moments, en faisant preuve à la fois de respect et d’empathie, et en apportant au patient tout le soutien dont il a besoin afin qu’il ne puisse ressentir une quelconque forme d’abandon dans l’épreuve qui est la sienne.

Notes

  • 1. Loi du 9 juin 1999 sur les soins palliatifs, loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, loi du 22 avril 2005 sur la fin de vie.
  • 2. Avis n° 108 du 12 novembre 2009 sur les questions éthiques liées au développement et au financement des soins palliatifs.
  • 3. Dans son article 1, la loi Léonetti énonce trois critères pour définir l’obstination déraisonnable : « Ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris… »