Avis n°44 - Note de signalement

du 24 janvier 2024
Cancer et permanence des soins : l’existence des week-ends est-elle éthique ?

Le Comité éthique et cancer s’est saisi de la question de la permanence des soins en oncologie, à la suite du témoignage d’une patiente confrontée à un symptôme douloureux aigu et invalidant, survenu la veille d’un week-end. Craignant de surcharger les urgences pour un motif « non vital » (selon son expression) et d’être prise en charge par des professionnels de santé ne connaissant ni les spécificités de sa pathologie ni celles des traitements anti-cancéreux, cette patiente a attendu le lundi matin pour appeler son médecin traitant. Une prise en charge adaptée n’a pu être mise en place que trois jours après le début des symptômes. Outre la souffrance physique, cette situation a été à l’origine d’une grande anxiété pour la patiente et ses proches.

Le Comité éthique et cancer a recueilli par la suite d’autres témoignages de personnes confrontées à des difficultés analogues. Quinze malades, anciens malades ou aidants ont répondu à un court questionnaire. Dans des contextes variés, ces personnes ont rapporté une ou plusieurs situations de difficultés d’accès à un professionnel de santé spécialiste alors qu’elles étaient confrontées à un symptôme aigu survenu généralement leweek-end. Ce symptôme pouvait être en lien direct avec le cancer ou en rapport avec une complication dutraitement du cancer. Dans différents cas, ces malades n’avaient pas eu d’autre recours que de se rendre dans unservice d’urgences, avec des temps d’attente généralement très longs et la crainte d’une prise en charge inadaptée. Certains ont préféré différer la consultation d’un professionnel de santé malgré la persistance de leurs symptômes, afin de bénéficier d’une prise en charge par leur médecin traitant ou leur service d’oncologie référent.

En parallèle, le Comité a invité, par le biais de ses membres, des professionnels de santé prenant en chargedes patients atteints de cancer à répondre à un questionnaire sur l’organisation de la permanence des soins dans leur établissement. Seize questionnaires ont été recueillis. Ils émanent de médecins de diverses spécialités exerçant pour huit d’entre eux dans un Centre Hospitalier Universitaire (CHU), pour quatre dans un Centre de luttecontre le cancer (CLCC), pour trois dans un Centre Hospitalier Général (CHG) et pour un dans une clinique privée. Les établissements étaient répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain.

Les réponses obtenues révèlent des situations préoccupantes à plusieurs niveaux.

  1. L’hétérogénéité dans l’organisation de la permanence des soins :
    • Seul un quart des établissements disposait d’un oncologue de garde présent 24h sur 24.
    • Près d’un quart des établissements (3/16) n’avait ni oncologue de garde présent ni oncologue d’astreinte téléphonique joignable en continu.
  2. L’inégalité d’accès aux dossiers médicaux
    • Pour quatre des treize établissements ayant un oncologue d’astreinte téléphonique, les dossiers médicaux des patients n’étaient pas accessibles pendant l’astreinte.
    • Quatre des seize établissements ne transmettaient pas systématiquement les éléments des dossiers médicaux aux patients.
  3. S’agissant des recommandations données aux patients sur la conduite à tenir en cas de symptôme aigu survenant en dehors des heures ouvrées :
    • Ces recommandations étaient fournies seulement de manière orale directement au malade dans trois quarts des établissements ;
    • Il était conseillé de contacter les urgences ou le 15 dans près de la moitié des établissements (7/16).
    • Seuls trois établissements proposaient une ligne directe dédiée aux patients.

L’enquête rapide du Comité auprès des professionnels de santé ne permet aucunement de dresser un état des lieux, une représentation précise de la réalité. Pour autant, ces résultats — qui ont surpris les membres du Comité — alertent sur l’organisation de la permanence des soins dont on voit qu’elle peut grandement varierqualitativement jusqu’à des situations de défaillance préjudiciable et, en tout état de cause, contraires à l’éthique.

Il est clair en effet que, du point de vue de l’équité, il est difficile d’admettre que des symptômes douloureux aigus se déclarant un vendredi puissent être pris en charge ici et pas là parce que l’organisation diffère et cela alors que le malade qui n’a pas choisi sa maladie n’a pas non plus choisi d’être malade ici plutôt que là.

Du point de vue de l’exigence de « bienfaisance », notion centrale du soin, on ne peut guère plus admettre que des malades douloureux soient non ou mal pris en charge et se sentent abandonnés quand leurs symptômesse déclarent en fin de semaine ou le week-end, période de deux ou trois jours sur sept, c’est-à-dire de 30 à 40 % du temps de vie hebdomadaire1.

Aussi bien, le Comité éthique et cancer souhaite alerter les acteurs concernés et les parties prenantes sur la situation que signalent les données partielles recueillies.

Le Comité appelle la Ligue contre le cancer à s’emparer du sujet et à l’intégrer dans les actions de plaidoyerqu’elle a, au plus haut point, compétence et légitimité à conduire. La Ligue a déjà entrepris d’intégrer dansl’enquête de son Observatoire sociétal du cancer certains éléments signalés par le Comité sur la permanence des soins.

Indépendamment des mesures structurelles que les établissements et pouvoirs publics pourraient avoir à prendre et à budgéter, le Comité éthique et cancer recommande que soient adoptées sans délai par toutétablissement prenant en charge des malades atteints de cancer deux mesures simples.

  1. Une information écrite systématique remise aux patients. Toute personne atteinte d’un cancer devrait se voir remettre au début de son parcours de soin, et à plusieurs reprises ensuite, un document écrit indiquant de façon claire et précise les consignes en cas de survenue d’une situation d’urgence en dehors desheures ouvrées, y compris si la consigne est de se rendre aux urgences ou d’appeler le 15.
  2. Une mise à disposition systématique et effective de leur dossier médical aux malades. Il estindispensable que toute personne atteinte d’un cancer dispose de son dossier médical ou d’un moyen aisé d’y accéder afin de pouvoir le communiquer aux professionnels de santé consultés en situation d’urgence. Enattendant la généralisation des systèmes de dossier médical partagé et à défaut d’une solution propre à l’établissement ou pour pallier la difficulté de certains malades avec les outils informatiques, l’envoi au patient d’un exemplaire des comptes rendus de consultation ou d’hospitalisation est une solution simple qui devrait être systématique.

Le Comité invite la Ligue contre le cancer à œuvrer pour faire connaître ces mesures et rechercher, avec les pouvoirs publics, les moyens qui garantiraient leur mise en application par les établissements de santé.

 

Cet Avis « note de signalement » du Comité éthique et cancer a été adopté le 24 janvier 2024. Une note de signalement ne tranche pas une question éthique où des valeurs sont mises en tension par une situation ; il alerte sur une situation qui, àl’évidence — sans que cela soit véritablement sujet à débat —, met en jeu les principes éthiques ou y contrevient.

Groupe de travail : Yann Benoist, Anne Brisard, Marie-Solange Douçot, Florence Duffaud, Christine Raynaud-Donzel, Marie-Ange Rocher, Marie-Ève Rouget-Bugat, Simon Schraub.

1 Mathématiquement : 28,57 % à 42,85 % de la durée de vie hebdomadaire.

 Annexe

Équité et bienfaisance : deux concepts clés de l’éthique

La « boîte à outils » des éthiciens contient différents principes dont certains ont le statut de classiques et sont reconnus internationalement.

Le respect de l’autonomie des personnes est sans doute le plus connu. Il fonde l’exigence que le malade soit consentant à tous gestes médicaux pratiqués sur lui et, préalablement, correctement informé des soins qu’il va recevoir.

La bienfaisance est une notion plus complexe pour les éthiciens, qui va au-delà des idées en lien avec la charité que véhicule ce terme dans le langage courant en français. Calque de l’anglais « beneficience » le terme «bienfaisance » est utilisé en éthique pour désigner à la fois l’idée de faire le bien et celle de bien faire. C’est au nomde la bienfaisance que le caractère rigoureux des méthodologies de recherche médicale est, par exemple, évalué :une recherche dont la méthodologie est défaillante ne permettra pas de conclure ; elle fait perdre du temps ouprendre des risques inutilement et ne doit pas être conduite. (On cite souvent, sur le sujet, la formule qu’affectionnait Jean Bernard : « Ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique »2)

L’équité est, en éthique, une figure du concept plus large de justice. L’égalité de traitement entre lespersonnes, mais aussi les problématiques d’inégalité entre pays riches et pays pauvres relèvent de cette notion.

La non-malfaisance est le quatrième de ces concepts les plus classiques. Il traduit le vieil adage médical :Primum non nocere, c’est-à-dire : d’abord ne pas nuire. Une exigence essentielle dans le choix des traitements !

2 Lévy J-P. « Jean Bernard (1907-2006) ». Med Sci (Paris) 2006 ; 22 : 453–453. Lien