Tribune

Le Comité éthique et cancer publie une tribune, dans le Monde du 5 janvier 2021

En matière de santé, l'altération de la confiance se paie cher

Signataires de la tribune :

Claudine Bergoignan-Esper, présidente du Comité éthique et cancer, professeure honoraire de la faculté de droit de l’Université de Paris (Paris Descartes), membre de l’Académie de médecine ; Philippe Amiel, vice-président du Comité éthique et cancer, sociologue et juriste, chercheur associé à l’INSERM (UMR 1123 ECEVE, Inserm-Université de Paris), avocat ; et les membres suivants du Comité éthique et cancer : Philippe Bergerot, médecin radiothérapeute à la Clinique mutualiste de l’Estuaire (Saint Nazaire) ; Mario Di Palma, oncologue médical, directeur médical de l’Hôpital Américain de Paris ; Sylvie Dolbeault, médecin psychiatre à l’Institut Curie (Paris) ; Marie-Solange Douçot, formatrice à l’IFPS (Institut de Formation Paramédicale et Sociale) de la Fondation des Œuvres la Croix Saint-Simon (Paris) ; Michel Ducreux, professeur des universités, chef du comité gastro-digestif de l’Institut Gustave Roussy (Villejuif) ; Agnès Dumas, sociologue, chargée de recherche à l’Inserm (UMR 1123 ECEVE, Inserm-Université de Paris) ; Hélène Gilgenkrantz, médecin, directrice de recherche à l’INSERM (UMR 1149 Inserm-Université de Paris) ; Albert Hirsch, professeur émérite de pneumologie (Université de Paris) ; Corinne Joubert, infirmière  ; Stéphane Korsia, concepteur et rédacteur de contenus médicaux ; Marie Lanta, chargée de mission, Ligue nationale contre le cancer (Paris) ; Valérie Laurence, oncologue médicale à l’Institut Curie (Paris) ; Anne Malca, membre du Comité des patients pour la recherche clinique de la Ligue contre le cancer ; Donatien Mallet, responsable de l’Unité de soins palliatifs de Luynes-CHU de Tours, professeur associé de soins palliatifs, faculté de médecine de Tours ; Michèle Meunier-Rotival, directrice honoraire de recherche au CNRS ; Jean Michon, oncopédiatre, retraité de l’Institut Curie (Paris) ; Jean-Maurice Pugin, secrétaire général du Comité de la Ligue contre le cancer de Meurthe-et-Moselle ; Olivia Ribardière, directrice de Jeanne d’Arc Hôpital Privé Parisien ; Marie-Sylvie Richard, médecin de soins palliatifs à la maison médicale Jeanne-Garnier (Paris) ; Marie-Eve Rougé-Bugat, professeur de médecine générale à l’Université Paul-Sabatier (Toulouse) ; Simon Schraub, professeur honoraire de cancérologie à l’Université de Strasbourg ; Jean-Yves Scoazec, professeur des universités, chef du département de Biologie et pathologie médicales de l’Institut Gustave Roussy (Villejuif) ; Annie Séquier-Blanc, fonctionnaire territoriale à Montpellier Méditerranée Métropole, présidente de la Maison d’accueil hospitalière La Pasquière (Montpellier) ; Maud Triki, psychologue clinicienne au Centre Hospitalier Bretagne-Atlantique et pour le Comité départemental de la Ligue contre le cancer du Morbihan (Vannes) ; Isabelle Varescon, professeure des universités en psychologie à l’Université de Paris, Laboratoire de psychopathologie et processus de santé (LPPS-UR 4057) ; Catherine Vergely, secrétaire générale de l’Union nationale des associations de parents d’enfants atteints de cancer ou de leucémie (UNAPECLE) ; Ana Zelcevic-Duhamel, maître de conférences HDR à l’Université de Paris, Institut Droit et Santé

 

Covid-19 et cancer : une question de confiance

Les membres du Comité éthique et cancer – représentants associatifs, médecins et scientifiques – soulignent que la confiance détermine autant la prise en charge des malades du cancer que la mise en œuvre des plans de vaccination contre la covid-19. Et ils appellent à la vigilance.

La cancérologie, au sens de la communauté qui comprend les malades et ceux qui les soignent, mais aussi les acteurs du dépistage et de la prévention et les populations visées – nous tous, potentiellement – paie un lourd tribut à la crise sanitaire. Éloignés des centres qui auraient pu les dépister, des malades atteints d’un cancer débutant n’ont pas été pris en charge à temps. Des interventions ont été reportées. Des traitements, parfois, ont été interrompus parce que les malades ont pu croire que le risque d’être contaminés par le virus en se déplaçant à l’hôpital était supérieur à celui de retarder des soins. Avec des conséquences qui se chiffrent en une surmortalité à venir évaluée à 2 à 5 % à cinq ans par l’étude présentée en septembre par l’Institut Gustave-Roussy au congrès de l’ESMO (European Society for Medical Oncology), « soit 4 000 à 8 000 morts supplémentaires en France à l’horizon 2025 »[1] .

À ces chiffres inquiétants, on doit ajouter les conséquences non quantifiables d’une crise de confiance à l’endroit de toute autorité concernée, politique et administrative, médicale et scientifique. Une défiance qui risque malheureusement de produire des effets bien au-delà de la crise sanitaire que nous traversons. L’altération de la confiance, en effet, n’est pas un phénomène aux dimensions seulement psychologiques ou morales : en matière de santé, elle se paye au prix fort. Au prix de morts évitables, de morts injustifiables. Dans le cancer comme dans bien d’autres pathologies. Elle appelle à la réflexion sur ce qui peut être fait pour la préserver ou la reconstruire. Réflexion éthique, profondément, puisqu’elle vise la conduite de l’action et les valeurs qui la sous-tendent.

Et sur ce plan, quelques points de vigilance s’imposent immédiatement.

Une surmédiatisation problématique

En premier lieu, les conditions dans lesquelles la pandémie se trouve médiatisée. Mettre sur le même plan, comme cela se produit dans certains médias, quelques voix discordantes et le consensus scientifique international construit sur des preuves solidement établies fausse la perspective et ne rend pas compte de la différence abyssale du niveau de fiabilité des arguments des uns et des autres. Or, la responsabilité éthique des médias est précisément d’aider le public à connaître et comprendre cette différence. De l’aider à faire ses choix en connaissance de cause. Parce que parler fort, pétitionner et s’entêter ne suffisent pas à garantir quelque vérité médicale que ce soit. La virulence hors de toute mesure qu’on constate dans les échanges sur les réseaux sociaux s’agissant de la gestion politique et sanitaire de la crise, et tout autant des traitements médicaux de la maladie, donne le sentiment d’un échec collectif dans l’information du public.

Des manquements à l’intégrité scientifique qui interrogent

En deuxième lieu, il semble que l’irrésistible appel des plateaux n’ait pas prémuni les experts en quelque chose de s’exprimer très au-delà de leur domaine de compétence, comblant le manque d’information véritable par des banalités, au mieux, par des assertions contrefactuelles aussi péremptoires que dénuées de sérieux dans le pire des cas. Que des médecins et des scientifiques, sans doute compétents par ailleurs ou autrefois, se soient laissés aller à l’exercice est regrettable. Plus troublante encore est l’abandon par quelques-uns des principes de méthode scientifique et d’éthique les plus solides pour tenter d’imposer une opinion thérapeutique, d’ailleurs contredite par toutes les contre-expériences menées dans le monde par la suite. Ces manquements à l’intégrité scientifique interrogent. Et tout autant les limites qu’ils révèlent de la régulation de la communauté scientifique et médicale par elle-même.

Une gouvernance de la pandémie sans les usagers du système de santé

En dernier lieu, la gestion de la crise sanitaire s’est faite dans l’oubli des dispositifs de concertation avec les usagers du système de santé, aux niveaux tant national que local. Cet oubli a un côté désespérant : il laisse entendre que les dispositifs patiemment construits depuis vingt ans pour amener les usagers à participer effectivement à la gouvernance du système de soins relèvent d’un affichage poli plus que d’une compréhension du caractère essentiel de cette ressource pour naviguer, y compris en temps de crise. La mobilisation des usagers aurait permis, sans doute, de mieux cibler certaines mesures, celles prises, typiquement, pour les EHPAD, interdisant totalement les visites. On ne peut que saluer sur ce point les établissements qui, ayant mis en place des « cellules éthiques » incorporant des représentants des familles, ont su faire un « pas de côté » et permettre certaines visites dans des conditions de sécurité certes drastiques mais qui préservaient l’essentiel, le lien social élémentaire qui, l’expérience l’a montré, peut avoir un caractère vital pour les personnes du grand âge en établissement.

Manifester la confiance qu’ils méritent aux usagers et à leurs représentants ne se présente plus aujourd’hui comme une option, mais comme une exigence que commandent aussi bien l’éthique que l’ambition d’efficacité.

La crise actuelle nous rappelle que la confiance est un bien très précieux en matière de santé. Et sur ce point, c’est à la même enseigne que sont logés la campagne vaccinale qui s’annonce contre la Covid-19 et les enjeux de prise en charge des malades du cancer et d’autres pathologies graves. Même confiance, même combat.


[1] Dans le même sens, l’étude conduite par la fédération Unicancer, déc. 2020, www.unicancer.fr; Le Monde, 28 octobre 2020

 

Ce qu'il faut retenir: 

La crise actuelle nous rappelle que la confiance est un bien très précieux en matière de santé. Et sur ce point, c’est à la même enseigne que sont logés la campagne vaccinale qui s’annonce contre la Covid-19 et les enjeux de prise en charge des malades du cancer et d’autres pathologies graves. Même confiance, même combat.