Point de vue
01/03/2013

Les dépassements d’honoraires sont vecteurs d’inégalités

Didier Tabuteau, responsable de la chaire Santé à Sciences Politiques de Paris

Légaux depuis trente ans, les dépassements d’honoraires pratiqués par les médecins n’ont cessé d’augmenter. Certains malades, notamment ceux aux revenus les plus précaires, se trouvent dans l’obligation de devoir supporter financièrement un reste à charge important ou de repousser des soins pourtant souvent indispensables. Est-il envisageable d’enrayer cette pratique et de concevoir une équité d’accès aux soins ? Le point avec Didier Tabuteau, responsable de la chaire Santé à Sciences Politiques de Paris.

Propos recueillis par Laurent Pointier

Éthique et Cancer : Si, aujourd’hui, les dépassements d’honoraires sont légaux, n’est-ce pas pour autant déontologiquement discutable de les appliquer ?
Didier Tabuteau :
Historiquement en France, il y a toujours eu des dépassements d’honoraires ou plus exactement des honoraires libres. L› « entente directe » entre le médecin et le malade sur le tarif de la consultation a même été érigée en principe de la médecine libérale par la charte élaborée par les syndicats libéraux en 1927 ! Il n’y a guère qu’entre 1971 et 1980 que des tarifs communs et uniformes en France ont été imposés. Entre 1945 et 1971, toutes les tentatives ont échoué pour imposer des tarifs dits « opposables », c’est-à-dire des tarifs fixés et respectés en accord entre les médecins et la sécurité sociale. C’est en 1980 que le secteur 2 a été instauré avec la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires même quand le praticien est conventionné avec la sécurité sociale. Il faut avoir à l’esprit que le dépassement d’honoraires représente, dans l’histoire du système de santé, davantage le droit commun que l’exception.
Pour en revenir à votre question, les dépassements d’honoraires ne sont pas antidéontologiques par eux-mêmes, c’est leur niveau qui peut l’être, c’est ici qu’intervient l’expression de « tact et mesure » que retient  le code de déontologie. Or, l’obligation de  « tact et mesure » n’a eu que peu d’effets sur les montants des dépassements d’honoraires. En revanche, au-delà du code de déontologie, les dépassements d’honoraires sont contraires au principe d’égal accès aux soins sur lequel est fondée la sécurité sociale. En effet les tarifs opposables sont la pierre angulaire de l’assurance maladie puisqu’ils permettent à chacun de bénéficier d’un niveau de remboursement garanti et établi à l’avance.

É & C : Justement, qu’entend-on par l’expression « tact et mesure » dans l’application des dépassements d’honoraires par les praticiens installés en secteur 2 ? Est-elle une contrainte suffisante pour restreindre les abus ?
D. T. :
La déontologie médicale prescrit une « mesure » dans l’application des honoraires. Il est essentiel d’appréhender cette expression de « tact et mesure » comme une appréciation dans chaque cas particulier de la  relation entre le médecin et le malade. Or, cette expression est diversement appréhendée avec parfois l’idée sous-jacente que les honoraires devraient être fixés notamment en fonction de l’ « état de fortune » du malade, ce qui est contraire aux objectifs de la sécurité sociale ! En effet, la sécurité sociale est un droit qui vise à ne pas faire dépendre le patient de la charité du médecin. Il doit permettre d’accéder à des soins garantis par la fixation d’un niveau de remboursement qui ne dépend pas du médecin. Dans un système de protection sociale, le tarif et le remboursement ne doivent pas dépendre de l’idée que le médecin se fait de l’état de richesse du malade. Avant la sécurité sociale, la bienfaisance avait bien sûr toute sa place. Mais l’ambition de l’assurance maladie c’est justement de remplacer les systèmes de charité par des systèmes de droit. C’est pourquoi la liberté tarifaire n’est pas dans la logique de l’assurance maladie, c’est une dérogation aux règles de l’assurance maladie qui sape les fondements du système de remboursement des actes médicaux par la collectivité.

É & C : En cancérologie, dans quelles disciplines s’appliquent les dépassements d’honoraires ? L’hôpital public est-il touché par ces dépassements d’honoraires ?
D. T. :
De façon générale, l’on sait que la pratique des dépassements d’honoraires est très variable d’une spécialité à l’autre. Les disciplines les plus concernées par l’installation en secteur à honoraires libres sont notamment, selon l’assurance-maladie, la chirurgie, la gynécologie chirurgicale et obstétrique, l’ORL, l’ophtalmologie ou la dermatologie. La pathologie cancéreuse est concernée lorsque les patients sont pris en charge par des spécialistes de ces disciplines.
S’agissant de l’hôpital public, il n’est touché que partiellement mais de façon très spectaculaire. Si la part des médecins qui ont une activité privée demeure modeste à l’hôpital, les tarifs pratiqués peuvent être considérablement élevés. À ma connaissance, concernant l’activité des établissements publics hospitaliers, la quasi-totalité des prises en charge se fait dans le secteur public. Les excès tarifaires à l’hôpital sont à la fois marginaux, ne représentent pas l’activité hospitalière et jettent le discrédit sur celle-ci. Il est indispensable de réformer le dispositif pour rendre impossibles les abus.

É & C : Pour le praticien, notamment le spécialiste, le fait de disposer d’un titre particulier ou de prétendre à une compétence particulière justifie-t-il les dépassements d’honoraires ?
D. T. :
Pour dissiper tout malentendu, le secteur 2 n’est pas une preuve de compétence ou de qualification particulière, c’est un choix de mode de rémunération fait par les professionnels, rien de plus. On peut retrouver des praticiens avec les mêmes compétences, installés en secteur 1 ou en secteur 2. Le piège des tarifs différents tient au fait que les patients sont le plus souvent dans l’incapacité d’apprécier la compétence ou la qualité du professionnel auquel ils s’adressent. La médecine est si complexe. Or, en économie de la santé, on constate que, de ce fait, les patients cherchent à se rassurer en considérant souvent, à tort, qu’un tarif élevé est un indicateur de qualité. Or il n’y a aucune corrélation automatique entre le prix et la qualité. Même si le paternalisme qui régissait le colloque singulier médecin-patient tend à s’estomper, la relation médecin-malade demeure par nature asymétrique, parce que le médecin possède une connaissance que les patients n’ont pas. Dans ce contexte, le coût d’une consultation peut apparaître comme un indice de qualification. Plus la consultation est chère, plus le praticien donne l’impression d’être bon. C’est un sujet majeur dans tous les systèmes de santé dans lesquels les tarifs ne sont pas fixés. Le meilleur exemple étant les États-Unis où la concurrence entre les praticiens engendre des prestations médicales à des coûts extrêmement élevés.

É & C : Avec les dépassements d’honoraires, n’entérinons-nous pas l’idée d’une médecine à deux vitesses, à savoir qu’il faut payer plus pour être mieux pris en charge ou encore pour ne pas subir de délais d’attente trop importants qui pourraient conduire à une éventuelle perte de chance dans la pose du diagnostic ou dans la mise en place du traitement ?
D. T. :
Il n’y a pas une médecine à deux vitesses, mais  une médecine à dix vitesses ! Un dépassement d’honoraires ce n’est pas blanc ou noir, ce n’est pas un système binaire et intelligible à deux tarifs, il y a tout un éventail de tarifs. C’est un système beaucoup plus pernicieux qui crée des cercles de médecins auxquels une partie de la population, plus ou moins grande en fonction du niveau des tarifs, ne peut plus accéder. Ensuite, les dépassements tarifaires vont être d’autant plus dommageables que le nombre de médecins va en se réduisant avec les évolutions démographiques de la profession ; le niveau des tarifs risque progressivement de conditionner à l’avenir les délais pour l’accès aux soins. Dans un système de ce type, lorsqu’il y a une liberté tarifaire, les inégalités se créent et croissent. Ce phénomène n’en est qu’à son début. Les dépassements d’honoraires, au-delà des problèmes d’organisation des soins qu’ils posent aujourd’hui, sont des vecteurs d’inégalités, notamment dans le temps d’accès au professionnel qui pourrait être de plus en plus fondé sur l’argent ou sur le statut professionnel, c’est-à-dire sur le niveau de couverture complémentaire.
En effet, ce qu’il faut bien voir c’est que derrière les dépassements d’honoraires, il y a le débat sur le rôle des complémentaires dans le système de santé. L’élément nouveau à prendre en compte c’est que le statut de protection de la santé de chacun va dépendre non plus de la seule assurance maladie obligatoire mais du couple assurance maladie obligatoire-assurance complémentaire. Si l’assurance maladie est la même pour tous, ce n’est pas le cas pour la complémentaire santé. Il y a une différence considérable entre une complémentaire santé qui ne rembourse pas la totalité du ticket modérateur et une autre qui rembourse 3 à 4 fois le tarif opposable permettant de supporter financièrement des dépassements d’honoraires importants. Ainsi, selon le contrat que vous avez, les dépassements d’honoraires n’ont pas du tout la même signification. Or, les complémentaires santé dépendent de votre statut d’emploi et de votre niveau de revenus. Si vous avez des revenus élevés, vous aurez une bonne complémentaire santé et si vous avez un statut d’emploi protégé, vous dépendrez d’une convention collective qui vous assurera une complémentaire santé très favorable. D’où des inégalités criantes et croissantes dans la prise en charge au fur et à mesure que les complémentaires gagnent du terrain.

É & C : Parmi ces inégalités, pour certains patients éloignés du lieu de soins et qui ne sont pas en mesure d’avoir le choix, le dépassement d’honoraires peut-il occasionner un renoncement aux soins ?
D. T. :
Bien sûr ! Les dépassements d’honoraires produisent des renoncements aux soins. Dès qu’on laisse une somme à la charge de la personne, ceux qui ont des revenus modestes vont se trouver confrontés à des problèmes de renoncement aux soins. C’est pour éviter que les ménages les plus modestes y soient confrontés que la couverture maladie universelle (CMU) a été créée. Elle interdit qu’il y ait des dépassements d’honoraires appliqués à ses bénéficiaires mais certains praticiens contournent cette obligation en refusant de prendre ces bénéficiaires en charge… ce qui est éthiquement inacceptable et juridiquement sanctionnable.

É & C : À votre connaissance, certains pays occidentaux possèdent-ils un système sans dépassement d’honoraires ?
D. T. :
Dans la plupart des pays, il n’y a pas de dépassements d’honoraires ! Dans les pays où une protection sociale existe, le plus souvent, soit les soins sont rémunérés en tiers payant, soit ils sont pris en charge dans un budget dédié puisque ce sont des systèmes où la médecine n’est pas organisée sur la base d’un paiement direct au médecin  comme on le connaît en France. La liberté tarifaire y est plutôt l’exception. De son côté, la France conserve un système fondé sur le paiement à l’acte, sur la liberté tarifaire et sur une organisation très privatisée de la santé.

É & C : Pour une santé égalitaire et solidaire, ne faudrait-il pas que les dépenses de santé prennent en considération le bas revenu de certains malades ?
D. T. :
Il faut prendre en compte le niveau de revenu des patients mais comme la couverture maladie universelle le fait. C’est-à-dire en apportant une assurance complémentaire gratuite pour ceux qui ont les revenus les plus modestes. Il faudrait pouvoir élever le niveau de la CMU et prévoir un système qui, au-delà de la CMU, soit plus attractif que le système de l’aide à la complémentaire santé. En revanche, je pense que l’assurance maladie de base doit rester unitaire et être la même pour tous pour une raison très simple : si vous entrez dans un schéma où l’assurance maladie rembourse en fonction des revenus, je suis prêt à prendre le pari que dix ans après, les populations les plus favorisées pourront s’assurer chez des assureurs privés. Ce qui aurait pour conséquence de remettre en cause le principe de solidarité entre les bien-portants et les malades, de rompre la solidarité nationale et de faire éclater l’assurance maladie. C’est une fausse bonne idée.