Tribune
01/12/2011

Principe de précaution et substances chimiques cancérigènes

Nicolas de Sadeleer est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, chaire Jean Monnet

L’absence de certitude scientifique ne doit pas empêcher l’adoption de mesures destinées à éviter des risques de dommages environnementaux ou sanitaires. Ce principe de précaution peut conduire le fabricant à donner la preuve de l’innocuité d’une substance ou d’une activité. Et contrairement à ce qu’avancent certains de ses détracteurs, le principe de précaution n’est pas antiscientifique. Le point sur les avancées timorées du règlement REACH.

La montée en puissance du principe de précaution tient notamment à sa consécration explicite dans le droit de l’Union européenne, à la fois dans les traités et dans un certain nombre de directives et de règlements. En effet, lorsqu’elles mènent leurs actions dans le domaine de l’environnement ou dans des domaines annexes comme la santé, les institutions de l’Union sont obligées d’appliquer le principe de précaution. Compte tenu du nombre et de la diversité des substances chimiques et de leur incorporation dans les produits de consommation courante, nous sommes davantage soumis à un risque d’exposition à des substances cancérigènes. À défaut de conventions portant sur l’évaluation et la réglementation des risques, le principe de précaution ne revêt qu’un intérêt limité. Il convient dès lors de se demander si la réglementation européenne REACH[1] met en œuvre de manière audacieuse ou timorée ce principe. Cet examen se révèle d’autant plus opportun qu’un plan d’évaluation triannuel portant sur 91 substances chimiques, dont de nombreuses sont réputées cancérigènes, est sur le point d’être adopté par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA)[2].

Une réglementation sur les substances chimiques

Destiné à combler les lacunes résultant de l’ignorance des effets nocifs de plusieurs dizaines de milliers de substances chimiques, le règlement REACH, adopté par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne le 18 décembre 2006, apporte une contribution supplémentaire à la mise en œuvre du principe de précaution. REACH poursuit un double objectif, à savoir un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement, d’une part, et la libre circulation des substances chimiques dans le marché intérieur, d’autre part. Pour atteindre ces objectifs, REACH repose sur un triptyque : l’enregistrement, l’évaluation et, enfin, l’autorisation et les restrictions des substances chimiques, d’où l’acronyme anglais REACH pour Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemical Substances. Ces mécanismes sont mis en œuvre conformément à deux principes : celui de la précaution, auquel l’article 1er du règlement est expressément consacré, et celui de l’obligation pour les entreprises d’éviter les effets nocifs sur la santé ou l’environnement.
On ne saurait dresser ici un tableau exhaustif des innovations que comporte un règlement comptant 141 articles et 11 annexes, le tout se révélant d’un degré de technicité accentué en raison de la modulation des obligations pesant sur les producteurs et les importateurs et du nombre impressionnant de régimes dérogatoires. Nous nous contenterons d’exposer ici certaines des lignes de force de cette réglementation au regard du principe de précaution.

30 000 substances à expertiser

Tout d’abord, mettons en exergue les trois avancées les plus significatives du règlement. En premier lieu, alors que l’Union réglementait principalement l’accès au marché des substances chimiques « nouvelles », REACH a pour objet d’évaluer et, le cas échéant, de réglementer les 30 000 substances « existantes », c’est-à-dire celles qui furent placées sur le marché avant 1981. En deuxième lieu, son champ d’application est particulièrement large dans la mesure où toute substance produite ou importée à raison de plus d’une tonne par an doit être soumise à une procédure d’enregistrement. Enfin, REACH constitue une révolution copernicienne par rapport aux réglementations antérieures dans la mesure où il renverse la charge de la preuve : il revient désormais aux producteurs ou importateurs des substances chimiques de démontrer leur innocuité afin de pouvoir continuer à les commercialiser. REACH s’écarte donc radicalement du régime précédent qui n’avait pas produit les effets réglementaires escomptés. En effet, 14 années furent nécessaires pour évaluer les risques présentés par 141 substances sur un total de 2 700 substances produites en quantités supérieures à 100 tonnes par an. Seules 24 de ces 141 substances firent l’objet de recommandations de la part de la Commission européenne. À ce rythme, il aurait fallu attendre deux cent cinquante ans pour que les 2 559 autres substances soient évaluées, sans compter les dizaines de milliers d’autres substances qui devaient échapper à toute forme d’évaluation.
Pour faire bref, REACH repose sur un processus en trois étapes : dans un premier temps, l’enregistrement des substances, ensuite leur évaluation en vue de réglementer les risques qu’elles présenteraient au moyen de deux mécanismes contraignants.

Enregistrement et évaluation

Première étape, l’enregistrement des substances existantes constitue la pierre angulaire du système. Les producteurs ou importateurs de substances (en quantités supérieures à une tonne par an) telles que celles contenues dans des préparations, dans certains articles ou encore dans certains produits, sont tenus de les enregistrer auprès de l’ECHA, dont le siège se trouve à Helsinki. Le défaut d’enregistrement est sanctionné selon l’adage «Pas de données, pas de marché», ce qui prive importateurs ou producteurs de mettre sur le marché leurs substances, leurs articles ou leurs produits. L’enregistrement est effectué graduellement en fonction du tonnage fabriqué ou importé sur une période de onze ans, les substances les plus préoccupantes étant enregistrées les premières. Les procédures d’enregistrement prendront fin en 2018. En 2008, 65 000 entreprises avaient enregistré près de 143 000 substances chimiques.
Un rapport sur la sécurité chimique doit être établi pour toutes les substances qui font l’objet d’un enregistrement pour une quantité égale ou supérieure à 10 tonnes par an par déclarant. Le rapport sur la sécurité chimique équivaut à une évaluation des risques. En revanche, les substances produites en quantité inférieure à 10 tonnes par an échapperont à cette évaluation. À nouveau, la responsabilité de l’évaluation des risques incombe non plus comme dans le passé aux pouvoirs publics mais désormais aux opérateurs économiques. L’accomplissement de ces formalités permet au déclarant d’entamer ou de poursuivre la fabrication ou l’importation de la substance.
La seconde étape consiste en une évaluation approfondie des substances dites « prioritaires ». L’Agence doit adopter un « plan d’action continu » reprenant les substances faisant l’objet d’une évaluation approfondie « selon une approche fondée sur les risques », laquelle est confiée aux autorités nationales. Le 20 octobre de cette année, l’Agence a adopté un plan comprenant 91 substances – dont plusieurs sont cancérigènes – devant être évaluées par les États membres entre 2012 et 2014. Le plan final devrait être adopté, à la suite de consultations, au mois de février 2012.
Conformément au principe du pollueur-payeur, le législateur a accordé une « attention particulière » aux substances extrêmement préoccupantes en envisageant deux mécanismes distincts mais complémentaires. Il s’agit de la troisième étape.

Une éthique des risques mise à mal

En premier lieu, les substances cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction ne peuvent être, en principe, ni mises sur le marché ni utilisées, sauf en cas d’autorisation expresse accordée par la Commission européenne. Ces substances seront inscrites dans une annexe XIV dont l’élaboration fera l’objet d’âpres joutes entre l’Agence, la Commission européenne et les autorités nationales. L’interdiction de mise sur le marché des substances les plus préoccupantes n’est toutefois pas absolue, car une procédure d’autorisation est prévue. Il revient à la Commission, avec l’intervention d’un comité réglementaire, de décider de l’octroi de l’autorisation, moyennant le respect de toute une série de critères substantiels et formels. En outre, un comité des risques et un comité d’analyse socio-économique interviennent dans le cadre d’une procédure contradictoire. Sur la base d’un avis favorable du comité des risques, l’autorisation est octroyée lorsque « le risque… est valablement maîtrisé ».
La protection n’est pas pour autant absolue. En effet, alors que le risque ne peut être valablement maîtrisé, il demeure néanmoins possible d’accorder l’autorisation tout en respectant deux conditions : les avantages socio-économiques l’emportent sur les risques, d’une part, et il n’y a pas de substances de substitution, d’autre part. Aussi le principe de précaution se conjugue-t-il avec celui de la substitution, selon lequel il convient de remplacer les substances les plus nocives pour l’environnement ou la santé humaine par des substances présentant moins d’inconvénients. L’octroi de l’autorisation est donc tributaire de l’absence d’un substitut offrant un degré de risque inférieur. Cette exigence devrait obliger la Commission à se montrer attentive aux solutions de remplacement. L’autorisation accordée à un fabricant bénéficiera aussi aux utilisateurs en aval de la chaîne d’approvisionnement. Elle ne peut être accordée qu’au cas par cas, de manière temporaire, et doit être assortie de conditions strictes. À tout moment, les conditions peuvent être révisées, l’autorisation suspendue, ce qui souligne sa nature précaire. En d’autres mots, le régime d’autorisation correspond à un sursis octroyé à une substance dont la mise sur le marché est en principe interdite. 

Un principe de précaution compromis

En second lieu, outre la procédure d’autorisation, le règlement prévoit un filet de sécurité. Il est ainsi prévu une procédure de restrictions à la fabrication, l’utilisation ou la mise sur le marché de substances et cela quel qu’en soit leur tonnage. Les substances faisant l’objet de mesures de restriction sont reprises à l’annexe XVI. Les restrictions peuvent être proposées tant par les États membres que par la Commission.
Cela dit, certaines des lacunes de REACH risquent de compromettre une mise en œuvre du principe de précaution qui aurait été à la hauteur des défis posés par les substances cancérigènes. Tout d’abord, seules 30 000 substances sur 100 000 seront enregistrées dans la mesure où la procédure ne s’applique qu’aux substances produites en quantité supérieure à une tonne par an. Ensuite, un nombre limité de substances fera l’objet d’une analyse approfondie des risques. Enfin, il sera toujours possible de mettre sur le marché ou d’utiliser des substances cancérigènes de classe 1 ou 2 dans l’hypothèse où le risque serait « valablement maîtrisé ».

1. Pour une analyse de REACH, N. de Sadeleer, Commentaire Mégret Environnement et marché intérieur, Bruxelles, Éd. de l’Université libre de Bruxelles, 2010.

2. Draft Community Rolling Action Plan (CoRAP), Rev. 1, 11 novembre 2011 (http://echa.europa.eu/doc/reach/evaluation/corap_2011.pdf).

Nouvelle culture du risque ?

Oubliées, les longues procédures et les batailles juridiques menées par les plaignants pour prouver la nocivité d’un produit chimique ? Il incombe dorénavant aux fabricants et aux importateurs de veiller à fabriquer et à mettre sur le marché des substances qui n’ont pas d’effets nocifs pour la santé humaine et l’environnement. Révolution ? Pas si sûr…

Le règlement REACH entend imposer une nouvelle culture du risque où la liberté d’entreprendre une activité économique ne saurait se soustraire aux principes de démocratie sanitaire et au respect des consommateurs, en somme où l’économie ne devrait pas entrer en contradiction avec le principe de précaution mais l’inclure dans ses motivations. Garantir l’indépendance des experts chargés d’enregistrer, d’évaluer, d’autoriser et de restreindre les substances chimiques vis-à-vis des industriels et des groupes de pression est un premier préalable à cette vaste entreprise.
L’ambition du règlement REACH est double : que soit comblé le déficit de connaissances sur les risques et qu’une transparence totale soit assurée par les fabricants et importateurs vis-à-vis des autorités publiques, des utilisateurs et des consommateurs. De nombreuses questions restent néanmoins en suspens s’agissant de la mise en œuvre éthique de ces principes, notamment de l’autorisation des substances dites “extrêmement préoccupantes” pour lesquelles les dangers sont avérés et risquent de causer un cancer, de porter atteinte au matériel génétique, d’interférer avec le système hormonal ou reproductif. Les associations écologistes en demandaient l’interdiction immédiate, or les industriels ont obtenu le droit de continuer à les utiliser s’ils démontrent qu’ils ne sont pas en mesure de les remplacer, qu’ils en gèrent les risques dans un premier temps et qu’ils étudient leur substitution par des substances de remplacement dans un second temps. En l’état actuel des choses, la sauvegarde des intérêts des industriels a pris le pas sur le principe de précaution censé garantir la santé des consommateurs. Le règlement REACH est donc diversement appréhendé. Il en résulte deux lectures motivées par deux ambitions différentes. L’une est conditionnée par le principe de précaution avec le souci de préserver l’environnement, l’autre reste dictée par des enjeux économiques.