Tribune
01/10/2012

Quelle place pour l’éthique dans la gestion des établissements de soins ?

Marc Dupont, directeur d’hôpital (Assistance publique-hôpitaux de Paris)

Dans le domaine de la santé, alors que l’éthique apparaît comme la clef de l’action bonne en faveur du patient, l’économie, quant à elle, désigne la contrainte comptable et la limite aux soins. Les soignants peuvent se sentir en incapacité de proposer aux personnes malades les soins « justes » au nom de l’absence de ressources. Parvenir à rendre compatibles la qualité des soins et les contraintes économiques pour les gestionnaires de structures hospitalières n’est-il alors qu’un vœu pieu ?

Les difficultés économiques et financières qui depuis maintenant plusieurs années font en continu notre actualité prennent une tournure particulièrement pressante en cette rentrée. L’inquiétude générale qu’elles induisent chez nos concitoyens porte notamment sur la prise en charge des soins par la protection sociale, sous ses différentes formes. Le baromètre Sofres/La Croix, qui mesure régulièrement les préoccupations des Français, plaçait en février 2012 la santé et la qualité des soins en second rang, juste après le chômage et l’emploi. Et le périmètre du service public hospitalier, l’accès aux soins et les déremboursements, les dépassements d’honoraires sont inscrits sans surprise à l’agenda politique.

Préoccupations économiques et qualité des soins

Il pourrait difficilement en être autrement. Chacun mesure dans sa vie personnelle, dans celle de son entourage, d’autant plus peut-être qu’il avance en âge ou qu’il voyage dans des pays moins fortunés que le nôtre, la chance que constitue un système de santé, certes pas toujours aussi efficace qu’il le devrait, mais en mesure de dispenser à tous, dans la grande majorité des cas, les soins de qualité qui leur sont nécessaires. Alors que prédomine aujourd’hui chez beaucoup le sentiment de vivre l’âge de « l’horreur économique » (pour reprendre un terme qui a fait florès il y a maintenant une quinzaine d’années sous la plume de Viviane Forrester), le plébiscite qui s’exprime sondage après sondage pour notre système de santé témoigne à sa façon de l’attachement des Français à cette protection collective de la santé et de la volonté de le maintenir. Et en ce domaine, plus peut-être que la médecine de ville, l’hôpital fait figure de dernier rempart. On le sait, la façon dont sont organisés les soins à l’hôpital, les traitements qui y sont délivrés, les conditions d’accueil et de séjour offertes aux patients et à leurs familles résultent d’une succession de choix, plus ou moins explicites. Dans le contexte qui vient d’être décrit, une crainte est aujourd’hui que les préoccupations économiques prennent le pas sur la qualité des soins, et que ceux qui sont censés décider à l’hôpital – les gestionnaires – finissent par être moins attentifs à procéder à de justes arbitrages, et par placer la réflexion éthique au second plan de leurs décisions.

Maîtrise rigoureuse des dépenses

À vrai dire, il serait pourtant réducteur de ne s’inquiéter que des gestionnaires des établissements hospitaliers, qui ne constituent qu’un maillon d’une chaîne de décideurs.  Celle-ci commence par la représentation nationale, puisque nos parlementaires déterminent chaque année un objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM), enveloppe limitative de crédits et, ce faisant, ne font qu’exprimer une demande collective visant à réduire au strict nécessaire les prélèvements obligatoires – demande qui n’épouse pas forcément, d’ailleurs, les demandes individuelles des personnes malades, citoyens, mais aussi consommateurs de soins. Ils ne font également que tirer les conséquences d’une donnée mise en son temps en lumière par le philosophe Michel Foucault, qui est que notre système de santé est structurellement « un système fini face à une demande infinie ».
Les décisions de politique sanitaire procèdent bien entendu aussi de l’action des pouvoirs publics, ceux-ci veillant aujourd’hui plus que jamais, au travers des agences régionales de santé, à la maîtrise rigoureuse des dépenses. Année après année, ils sont à l’origine de multiples textes normatifs, qui encadrent la production des soins et leur coût.
On en vient seulement alors aux gestionnaires hospitaliers. Mais ceux-ci ont finalement peu de prise sur les prescripteurs des traitements (et des dépenses socialisées qui en résultent) que sont les médecins hospitaliers. Et la chaîne des décideurs comprend désormais aussi les chefs de pôle, nouveaux responsables des structures médicales de nos hôpitaux, expressément missionnés pour gérer avec rigueur les ressources affectées à leurs équipes. Ils constituent un niveau supplémentaire de responsabilité économique, dans un ensemble décisionnel de plus en plus dilué aux différents échelons du système hospitalier. Enfin, la loi comme la déontologie médicale s’accordent pour imposer aux médecins de limiter leurs prescriptions « à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l’efficacité des soins ».
Les choix budgétaires ne sont donc pas à l’hôpital le fait de ses seuls dirigeants. Mais le rôle de ces derniers est bien entendu déterminant. Ils sont amenés à arbitrer quotidiennement sur de nombreux aspects concrets de la prise en charge des malades : effectifs de personnel au chevet des malades, équipements disponibles, procédures d’admission des malades, mise en place des organisations nouvelles requises par les progrès de la médecine, mise à la disposition des personnels – et in fine des malades – des thérapeutiques les plus récentes et les plus onéreuses…
Les choix qui se faisaient jusqu’alors dans un système en expansion continue doivent s’effectuer aujourd’hui dans des enveloppes de ressources qui dans le meilleur cas sont stagnantes. Les gestionnaires hospitaliers sont ainsi aux premières lignes du front. Il leur est demandé une efficience toujours plus grande. La nouvelle tarification hospitalière (la « T2A ») mise en place en 2004 les incite à privilégier les activités financées, et si possible bien financées.

Transparence et collégialité des choix

Il leur est confié la charge de tailler, réduire, contraindre… et, de plus en plus, de bousculer les organisations. Ils constituent des cibles idéales. En effet, tout en se satisfaisant, lorsqu’elle a lieu, de la maîtrise des dépenses hospitalières, usagers et professionnels se plaisent volontiers à fustiger leur vision comptable ou telles ou telles décisions jugées étriquées. Ils y opposent une vision réputée noble et généreuse, fondée sur l’idée que la santé n’a pas de prix et, souvent, que changer l’hôpital revient forcément à le dégrader.
Ceci appelle plusieurs observations. L’une, ressassée par les économistes de la santé, est de souligner que notre système de santé est l’un des plus coûteux du monde, sans que les indicateurs de santé de la population ne soient toujours à la hauteur des ressources ainsi dégagées. Ces pénuries et insuffisances posent question dans un système qui pourrait être bien plus prospère s’il était mieux organisé et plus adapté aux besoins des malades. L’immobilisme gestionnaire, lorsqu’il existe, est en ce sens contestable au plan civique.
Une autre observation est que les choix de gestion sont d’autant plus acceptables et acceptés qu’ils sont exposés publiquement. Beaucoup reste à faire en ce domaine. On peut penser que la promotion du rôle des usagers, au travers notamment de la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, aura progressivement pour effet de rendre les prises de décision plus citoyennes. La « démocratie sanitaire » consiste en ce que les décisions soient prises – car il faut bien les prendre – après concertation, dans une démarche collégiale. Et l’association des professionnels est ici essentielle, à la fois parce que ceux-ci peuvent témoigner, certes sans exclusive, des besoins de santé, et que les mutations nécessaires du système de santé (par exemple l’évolution vers des prises en charge plus ambulatoires) s’effectueront bien mieux avec leur adhésion.
C’est dans ce cadre que l’obligation d’animer une réflexion éthique au sein des établissements de santé a été inscrite par la loi il y a dix ans, à l’occasion là aussi de la loi du 4 mars 2002. On ignore souvent que les parlementaires avaient alors réagi, à chaud, à la dénonciation par la presse d’établissements hospitaliers qui sélectionnaient les malades en fonction de leur coût et refusaient d’admettre des patients présentant des pathologies trop onéreuses.

Veiller à l’absence de discriminations

L’attente à l’égard des gestionnaires est en premier lieu qu’ils prennent des mesures justes. Sur la thématique croisée de l’égalité et de l’équité, la tâche est plus difficile qu’il n’y paraît. Veiller à l’absence de discriminations doit être un objectif prioritaire. Dans un système où les reste à charge se sont beaucoup développés, surtout en médecine de ville, l’hôpital est devenu pour beaucoup, pour des raisons essentiellement économiques, le lieu obligé des soins : ne pas tenir compte de cette réalité –  a « mission sociale » de l’hôpital – a un impact immédiat sur l’accès aux soins pour les plus pauvres, ou les moins instruits. Sur un autre plan, les choix implicites en faveur de tels malades au détriment des autres peuvent être délétères : l’enjeu de l’oncogériatrie est précisément de donner aux patients très âgés le même droit aux traitements appropriés qu’aux plus jeunes ; de même, le financement pour quelques malades de certains des traitements extraordinairement coûteux de la médecine moderne ne peut se faire sans discernement, car sont alors en jeu des ressources qui feront défaut pour d’autres malades. Ceci renvoie à la pratique systématique de l’évaluation médico-économique, qui a une véritable dimension éthique dans un système aux ressources aujourd’hui plus rares. Le Comité consultatif national d’éthique l’a bien montré dans un avis important publié en 2007 [1] sur le thème « Santé éthique et argent ».
La recherche de la performance est, on le sait, un leitmotiv qui domine notre époque. La gestion hospitalière ne peut pour autant faire abstraction d’une déontologie professionnelle, et ceci vaut aussi bien pour les structures publiques que privées, financées sur les mêmes ressources socialisées de l’Assurance maladie.
Enfin, il existe aussi une « éthique du quotidien » dans la vie ordinaire de l’hôpital. Un exemple en a été donné cet été, lorsqu’à l’initiative d’une kinésithérapeute, une pétition a été diffusée sur Internet contre les chemises d’hôpital ouvertes dans le dos, qui laissent voir les fesses des patients. Son succès sur les réseaux sociaux a conduit justement la ministre de la Santé à rappeler au respect de l’intimité et de la dignité des patients séjournant dans nos hôpitaux. Et les mesures à prendre ne devraient pas cette fois-ci poser de problème financier.

[2] Avis n° 101 du CCNE du 28 juin 2007.