Tribune
01/06/2009

Recherche translationnelle, une révolution ?

Gilles Vassal, cancérologue à l'IGR

La recherche translationnelle en cancérologie est ce chaînon indispensable qui manquait tant pour jeter des ponts entre recherche fondamentale et recherche clinique. Elle assure le passage de l’une à l’autre et vice versa. Elle s’inscrit donc dans le continuum soins-recherche, avec pour objectif d’accélérer l’application des découvertes les plus récentes au bénéfice des patients.

Des progrès considérables ont été accomplis au XXème siècle dans la compréhension des mécanismes qui transforment une cellule normale en une cellule cancéreuse. Il y a des gènes qui, lorsqu’ils sont altérés, favorisent la capacité des cellules à se multiplier. Elles échappent alors à la régulation physiologique du nombre de cellules dans les organes et forment une tumeur qui peut être maligne. Il y a des gènes, dits « gènes suppresseurs », qui empêchent la cellule de s’engager dans un processus de cancérisation. Lorsqu’ils sont absents ou qu’ils ne fonctionnent pas, une tumeur peut se développer, expliquant ainsi le fait que certaines personnes ont un risque plus élevé que d’autres de développer un cancer. C’est le cas des femmes qui ont une mutation du gène BRCA1 et qui ont un risque plus élevé de développer un cancer du sein que la population générale.
Au siècle dernier, ces progrès ne se sont pas traduits par des traitements nouveaux améliorant la prise en charge des patients. Avec les outils disponibles, les chercheurs ne pouvaient étudier qu’un gène à la fois, alors qu’il y en a plus de 25 000. Le développement des techniques de biologie moléculaire à haut débit, comme la génomique1 et la protéomique2, capables d’analyser en une seule expérience tous les gènes d’une tumeur, a transformé la compréhension de la biologie de ces tumeurs, en permettant une vision à la fois plus globale et plus précise des altérations qui les caractérisent.

Les signatures géniques, un outil prédictif prometteur

Des signatures géniques (un ensemble de gènes qui sont associés au comportement particulier d’une tumeur) ont été découvertes qui prédisent le risque de rechute ou de non-réponse au traitement. D’autres mutations de gènes ont été découvertes. De nouveaux médicaments ont commencé à être développés pour cibler précisément ces anomalies qui sont spécifiques des tumeurs.
On comprend donc de mieux en mieux ce que sont les cancers. On sait désormais qu’il n’y a pas un cancer du sein mais au moins six types différents, qui nécessitent des traitements différents. Et cela est vrai pour tous les cancers, même si de gros progrès restent à faire pour mieux comprendre certains d’entre eux, comme les cancers du pancréas et les tumeurs cérébrales. Ces progrès se sont déjà traduits par un bénéfice thérapeutique pour les patients. Ils ont été rendus possibles grâce à la recherche translationnelle.

Entre recherche fondamentale et recherche clinique

La recherche translationnelle ne se développe officiellement en France que depuis quelques années (moins de dix ans), même si des médecins et des chercheurs font de la recherche translationnelle sans le savoir, sans la nommer, depuis déjà bien longtemps. Elle constitue le chaînon manquant entre recherche fondamentale et recherche clinique. Elle a pour objectif d’accélérer l’application des découvertes les plus récentes au bénéfice des patients.
Dans ce continuum soins-recherche, la recherche fondamentale est définie par le Petit Robert comme suit : « Recherche orientée vers les domaines fondamentaux d’une discipline (opposée à recherche appliquée). » Dans les sciences du vivant, il s’agit de connaître et de comprendre les systèmes biologiques qui régissent la vie, sans se préoccuper immédiatement des applications éventuelles à court, moyen ou long termes. C’est pourquoi la recherche fondamentale explore des modèles comme les végétaux, la bactérie, le virus, le ver, la drosophile, qui sont bien plus simples que les mammifères, en particulier l’être humain. En cancérologie, la recherche cognitive3 s’attache à comprendre pourquoi et comment une ou plusieurs cellules deviennent cancéreuses, pourquoi et comment le système immunitaire protège ou ne protège plus contre ses phénomènes de cancérisation. Les chercheurs utilisent très souvent des modèles de cancers humains ou de rongeurs, in vitro et in vivo. La recherche fondamentale est conduite dans des laboratoires de recherche du CNRS, de l’Inserm et de l’Université, le plus souvent au sein de campus de recherche, mais aussi dans certaines entreprises privées. La proximité de l’hôpital, du malade, n’est pas une condition nécessaire à son développement.
De son côté, la recherche clinique s’intéresse à l’être humain, qu’il soit en bonne santé ou malade, dans tous les domaines qui concernent sa santé. Ainsi, en cancérologie, la recherche clinique se préoccupe du diagnostic de cancer et du risque de cancer, du dépistage (diagnostic précoce) et des traitements, quels qu’ils soient (chimiothérapie, radiothérapie, chirurgie, immunothérapie, etc.), mais aussi du patient comme personne malade, dans son environnement, participant éventuellement à des protocoles de recherche biomédicale. La recherche clinique utilise les outils statistiques et épidémiologiques. Elle se développe dans l’hôpital, au lit du malade ou en consultation, mais aussi en réseau avec les partenaires de la prise en charge du patient. Elle fait appel, directement ou indirectement, à tous les métiers d’un établissement hospitalier.
En cancérologie, la recherche clinique et les soins sont (et doivent être) très liés, puisque l’objectif est de toujours progresser dans un domaine où beaucoup de traitements sont encore insuffisamment efficaces. La recherche clinique essaie donc de comprendre et de traiter la maladie chez l’homme, la femme, l’enfant, autant d’êtres humains éminemment complexes. Elle a aussi un devoir d’application, d’action, dans une certaine forme d’urgence, car il s’agit de milliers de vies en danger.

Deux objectifs et deux cas

La recherche translationnelle assure le continuum entre la recherche fondamentale et la recherche clinique. Elle doit se développer à proximité du patient afin de permettre un flux bidirectionnel des connaissances de la recherche fondamentale vers son application au patient et des observations faites chez le malade vers la recherche fondamentale. En cancérologie, elle a deux objectifs :
– tester la pertinence d’une hypothèse biologique pour le diagnostic, le pronostic, le traitement, la prévention ou l’analyse du risque de cancer :
– déterminer les bases biologiques d’une observation faite en clinique ou dans une population.
Un des objectifs prioritaires est d’identifier et de valider des marqueurs biologiques (biomarqueurs) pour le diagnostic et le traitement des cancers, en utilisant les technologies les plus innovantes au bénéfice des patients.
En 2005, une équipe de chercheurs de l’Inserm, dirigée par William Vainchenker, montre que la polyglobulie de Vaquez est due à la mutation d’un gène, JAK2. C’est une maladie où les globules rouges se multiplient de façon anarchique avec risque de thrombose voire de transformation en leucémie. C’est une avancée majeure. La recherche translationnelle a alors étudié les mutations de JAK2 dans d’autres maladies du sang et les a recherchées dans des tumeurs solides pour vérifier que ce gène n’y était pas impliqué. Un test diagnostic a été mis à disposition dans les deux ans. Des industriels du médicament ont cherché des molécules capables d’inhiber JAK2 muté et, seulement trois ans après la découverte, les premiers médicaments sont entrés en études cliniques.
En 2002, une équipe néerlandaise dirigée par Laura Van’t Veer publie la première signature génique dans les cancers du sein. Ils ont analysé les tumeurs de 117 femmes opérées d’un cancer du sein, sans ganglions envahis. On sait que la plupart de ces femmes n’ont pas besoin de chimiothérapie après la chirurgie, mais que la maladie va rechuter pour une proportion non négligeable d’entre elles, sans que l’on sache bien prédire quelles sont ces femmes qui nécessitent de la chimiothérapie. Analysant les gènes exprimés dans ces tumeurs, les chercheurs ont identifié une signature de 70 gènes qui permet de différencier les tumeurs à risque de rechute de celles qui ne vont pas rechuter. Pour vérifier l’hypothèse, une grande étude européenne de recherche clinique, l’étude Mindact4, a été lancée en 2007 pour montrer si cette signature permet de réserver la chimiothérapie aux femmes qui doivent en bénéficier. Parallèlement, les chercheurs explorent certains des gènes de la signature pour comprendre leur rôle biologique (recherche fondamentale).

Besoins

Ainsi, la recherche translationnelle doit se développer à proximité des patients, dans une dynamique de collaboration entre médecins et chercheurs, en partenariat avec l’industrie pharmaceutique lorsqu’il s’agit de nouveaux médicaments. Elle a besoin de plates-formes technologiques performantes, de centres de ressources biologiques (biobanques) aux collections parfaitement annotées pour l’information clinique. Elle a besoin de laboratoires ou de centres d’investigations biologiques dédiés et d’une mise en réseau des technologies et des expertises. Elle a besoin de ressources spéciales.
Ainsi, la recherche translationnelle contribue de façon majeure à l’innovation diagnostique et thérapeutique en cancérologie, pour mieux traiter les patients, en développant des traitements personnalisés qui prennent en compte les caractéristiques biologiques de la tumeur et génétiques du patient.

Notes

  • 1. La génomique est l’étude de l’ensemble des gènes d’une cellule permettant la compréhension de leurs fonctions dans celle-ci.
  • 2. La protéomique est l’étude de l’ensemble des protéines d’une cellule contribuant à son fonctionnement et de leurs interactions avec les autres substances telles que l’ADN ou l’ARN.
  • 3. La recherche cognitive est la recherche visant à acquérir et transmettre les connaissances.
  • 4. Cette grande étude internationale a pour objectif de confirmer que, pour prédire l’agressivité d’une tumeur sans envahissement ganglionnaire, sa signature moléculaire est d’une valeur pronostique supérieure à celle des critères classiques. Il s’agit donc de vérifier, dans les six ans à venir, qu’une signature favorable (risque faible de récidive) pourrait préserver un grand nombre de femmes d’une chimiothérapie adjuvante lourde, coûteuse et, surtout, dans leur cas, inutile.