Point de vue
01/10/2012

Rendre indissociables médecine et humanisme

Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé

Ministre des Affaires sociales et de la Santé depuis le 16 mai 2012 dans le gouvernement Jean-Marc Ayrault, Marisol Touraine était avant sa nomination l’une des rares spécialistes parlementaires du monde social et médical qui ne soit pas elle-même issue de la profession. Elle nous livre dans un entretien exclusif son approche de l’éthique médicale qui doit préserver à la fois le patient en le protégeant des dérives auxquelles pourrait céder la médecine et servir le soignant qui doit sans cesse réinterroger ses pratiques.

Propos recueillis par la rédaction

Éthique & cancer : De nos jours, l’exercice de la médecine est, par définition, une activité empreinte d’éthique. Quelle définition donneriez-vous de l’éthique médicale ?
Marisol Touraine :
L’éthique médicale recouvre l’ensemble des règles de bonne conduite liées à l’exercice des professionnels de santé. Ces règles ont vocation à poser des limites à la pratique médicale afin de préserver l’intégrité, l’intérêt et le respect de l’individu. Elles garantissent également les libertés et les droits fondamentaux du patient, et le protègent des dérives auxquelles pourrait céder la médecine. Car si la médecine est destinée à restaurer un état de santé, elle n’échappe pas au risque de dérives scientifiques, technologiques, commerciales, voire idéologiques.
L’éthique médicale est une réflexion permanente, pour confronter et rendre indissociables médecine et humanisme. Cela implique de déterminer des règles, de fixer des limites, pour encadrer, notamment, l’application des découvertes scientifiques. Les avancées technologiques et les progrès de la science nous incitent à renforcer et préciser ces règles : Hans Jonas rappelait que la technicisation de nos sociétés doit nous pousser à développer une « nouvelle forme de responsabilité ».
Nous pensons souvent aux médecins lorsque nous évoquons l’éthique médicale, mais il me semble utile de rappeler qu’elle ne leur est pas réservée et qu’elle concerne l’ensemble des professionnels de santé, qui agissent collectivement dans la prise en charge des patients.

É & C : En quoi l’éthique médicale doit-elle accompagner, voire intégrer, l’art du soin ? Quelle place lui attribuez-vous ?
M. T. :
Les évolutions scientifiques repoussent sans cesse des limites que nous pensions autrefois infranchissables. Notre rapport à la vie et le regard que nous portons sur la mort se sont profondément modifiés. Le déploiement de nouvelles techniques, tout en révolutionnant la médecine, bouleverse des certitudes anciennes et suppose de réinterroger sans cesse les objectifs que l’on se fixe. En toute circonstance, l’être humain doit être placé au centre de notre réflexion.
La génétique, notamment, est au cœur de ces enjeux éthiques. Les progrès réalisés dans ce domaine sont exceptionnels. Ils nous incitent toutefois à encadrer des pratiques émergentes. Les techniques prédictives, par exemple, permettent d’identifier si des personnes sont prédisposées à déclarer certaines maladies. L’utilisation de ces résultats n’est pas neutre. En outre, il est légitime de se questionner sur la nécessité, pour un individu, de connaître la probabilité qu’il aura de déclarer une pathologie, peut-être plusieurs dizaines d’années plus tard.
Aujourd’hui, l’exercice de la médecine doit composer avec l’ensemble de ces évolutions. Au quotidien, les soignants, confrontés à des situations difficiles, doivent sans cesse réinterroger leurs pratiques. Chaque situation est unique, chacune génère des questions spécifiques.

É & C : Même si le concept d’éthique remonte à l’Antiquité, l’éthique médicale doit devenir une préoccupation cruciale de tous les soignants. Or, elle n’est que rarement enseignée aux futurs professionnels du soin. Faut-il, selon vous, y remédier et comment ?
M. T. :
La formation des soignants évolue constamment. Elle doit prendre en compte l’évolution de la science et du droit. Elle doit intégrer les transformations de la société et les conséquences éthiques que ces changements impliquent. Je souhaite que la formation initiale des soignants donne plus de place à ces disciplines.
En consacrant le consentement du patient, la loi du 4 mars 2002 rompt radicalement avec l’approche paternaliste de la médecine qui prévalait depuis des décennies.
La question éthique bouleverse en permanence l’exercice quotidien des professionnels. Le développement des formations en éthique répond à ces besoins. Elles doivent permettre d’offrir une réflexion sur les choix, qui sont désormais inhérents au métier de soignant. Je suis convaincue de l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire, qui doit s’établir sur des échanges entre les professionnels, les soignants, les psychologues, les travailleurs sociaux.  Les choix médicaux, auxquels une équipe ou un individu est confronté, sont délicats et complexes. Nous devons prévenir la douleur et la souffrance morale qu’ils impliquent pour l’équipe soignante.

É & C : La loi du 4 mars 2002 a largement modifié la relation soignant-soigné. Pensez-vous que cette relation doit à nouveau faire l’objet d’une réflexion au plan éthique, notamment dans le cadre des soins palliatifs et de la fin de vie ?
M. T. :
La loi du 4 mars 2002 a marqué un tournant important en reconnaissant, dans la loi, le droit des malades. Elle couvre un champ très large : elle consacre notamment le droit au respect de la dignité de la personne malade, la protection contre toute discrimination dans l’accès à la prévention et aux soins, le respect de la vie privée et du secret médical, le droit au respect de l’expression de sa volonté qui se traduit notamment dans le principe du consentement libre et éclairé.
Ce texte a été complété par la loi du 22 avril 2005, dite « loi Léonetti », qui a permis des avancées majeures : en autorisant et en encadrant l’interruption des soins pour des personnes en fin de vie, en condamnant l’obstination déraisonnable et en permettant les directives anticipées.
La relation soignant-soigné demeure toutefois un objet de réflexion, permanente, au contact des évolutions de notre société. Avant toute chose, nous devons nous assurer de l’effectivité des droits existants. Nous devons également nous interroger sur la nécessité et l’opportunité de faire évoluer ces droits.
La fin de vie est un des exemples sur lesquels la réflexion doit continuer à être menée. Les études portant sur les soins palliatifs montrent que leur déploiement, bien qu’il ait connu d’importants progrès ces vingt dernières années, est encore insuffisant. En matière d’accès aux soins palliatifs, des disparités géographiques persistent et des secteurs restent à développer : le domicile, les établissements médico-sociaux notamment. En outre, certaines situations ne trouvent pas de réponse dans le cadre légal actuel. Je pense notamment aux personnes en fin de vie, qui souhaitent mourir plutôt que d’être plongées dans le coma. Ces personnes et leurs proches se retrouvent dans une situation de détresse. Les professionnels de santé se sentent démunis.
C’est un sujet difficile. Nous devons étudier toutes les modalités qui permettraient que soit respectée la volonté des personnes. 

É & C : Le président de la République, François Hollande, s’est prononcé sur une évolution de la loi sur la fin de vie. Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, s’est récemment dit favorable à des aménagements au sujet de la loi Léonetti. Confirmez-vous sa déclaration et, si oui, pensez-vous faire évoluer le texte jusqu’à parler d’une aide active à mourir ? Avez-vous l’intention d’organiser un large débat sur le sujet ? Avec quelles instances ?
M.T. :
Il est important de se départir de toute considération idéologique ou partisane. C’est un sujet difficile, qui recouvre de nombreux enjeux. Cela suppose que nous prenions le temps de la réflexion. L’ensemble des points de vue mérite d’être écouté.
À cet égard, le président de la République a marqué sa volonté de placer les droits des malades au cœur de notre réflexion : notre société doit permettre qu’ils soient respectés jusqu’à l’ultime moment. Pour cela, il a confié au professeur Didier Sicard, président d’honneur du Comité consultatif national d’éthique, une mission d’information, de réflexion et de concertation sur la fin de vie. Cette mission a débuté ses travaux en septembre en organisant des débats en région, ses résultats seront connus à la fin de l’année 2012. Son objectif est d’établir un état des lieux et d’étudier dans quelle mesure et selon quelles modalités le cadre légal autour de la fin de vie nécessiterait d’être aménagé. À l’issue de cette mission, le Comité consultatif national d’éthique sera saisi, afin de se prononcer sur les conclusions proposées. L’aménagement de la loi du 22 avril 2005, dite « loi Léonetti », est une des pistes envisageables.