Édito
01/09/2015

Tabac : Exemple caricatural d’une tension éthique

Albert Hirsch, professeur de pneumologie et membre du Comité éthique et cancer

Première cause de mortalité prématurée évitable, l’usage du tabac a causé la mort de 78 000 personnes en 2010 dont la moitié survient avant l’âge de 60 ans.  C’est aussi un facteur majeur d’inégalités tant sociales que de santé. Il est significatif de noter que la prévalence du tabagisme chez les chômeurs est de près de 50 % contre 30 % chez ceux qui ont un emploi.
Au plan national, le coût économique du tabac, estimé à près de 20 milliards d’euros pour les dépenses de soins et à près de 50 milliards d’euros si l’on inclut les coûts indirects, est très inférieur aux taxes et à la TVA que l’État tire de la vente de ce produit, de l’ordre de 14 milliards d’euros.
Témoignant de ses intentions à endiguer le fléau du tabagisme, le parlement français a ratifié la CCLAT (Convention cadre de lutte antitabac) en 2004, premier traité négocié sous les auspices de l’OMS. Elle comporte en son sein l’ensemble des dispositions réglementaires ayant permis aux pays qui l’appliquent de ramener la prévalence du tabagisme entre 10 % et 20 %, alors que celle-ci plafonne encore en 2014 à 34 % en France, et de réduire de manière significative la mortalité et la morbidité liées à son usage.
Alors comment expliquer ce retard dans un pays qui a multiplié les lois et les dispositions réglementaires (la loi Veil de 1976, la loi Evin de 1991, les trois Plans cancer, le décret Bertrand de 2006), et dont les campagnes d’information dans les grands médias ont englouti des sommes considérables ?
Les raisons sont multiples. Certaines sont liées à l’inculture des professionnels de santé, en premier lieu des médecins, concernant la santé de la population au profit de l’attention qu’ils portent à l’individu malade. D’autres relèvent de la disproportion des moyens dont dispose une industrie puissante, organisée et sans scrupule, en regard du budget du ministère de la Santé. Enfin, joue le contexte d’un produit ayant la double propriété d’être puissamment addictif auprès de ses consommateurs et de rendre l’État dépendant  des milliards d’euros qu’il tire du produit des taxes du commerce du tabac. Mais la raison majeure reste l’absence d’une politique associant l’ensemble des dispositions efficaces sur des décennies, seule susceptible de protéger la santé des Français d’un poison mortel consommé par plus d’un tiers de la population adulte.
La lutte contre le tabac fournit ainsi un exemple caricatural de la mise en tension éthique d’intérêts divergents, au détriment de la vie de dizaines de milliers de personnes.