Tabac : L’État est-il complice des cigarettiers ?
Les partisans de l’interdiction du tabac admettent qu’une telle mesure remettrait en cause quelques emplois, que cela encouragerait pour un temps le marché noir et nécessiterait quelques dépenses pour « désintoxiquer » les fumeurs. En tout état de cause, le consommateur est averti des dangers de sa consommation et celle-ci peut-être néanmoins librement consentie. Mais ne faudrait-il pas, avant d’envisager d’interdire la consommation de tabac aux individus, se demander ce qui encourage un État à faciliter la mise en vente d’un poison connu pour sa dangerosité et qui coûte aussi cher à la collectivité ?
Éthique & cancer : Peut-on moralement interdire à un individu de fumer sachant qu’il est aujourd’hui averti de la dangerosité de sa consommation ?
Sylviane Ratte : Éthiquement non. L’interdiction pure et dure conduirait à une situation identique à celle des drogues illicites, notamment le recours au trafic pour s’approvisionner et l’existence d’un marché hors de contrôle. Si l’objectif est de soigner les gens et de les aider, l’interdiction ne modifiera en rien les comportements individuels. Cette question de l’interdiction a fait l’objet de débats lors des négociations de la convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)1, les pays ont tranché. La CCLAT vise à la réduction de l’offre et de la demande, notamment en augmentant le prix du tabac, en interdisant toute publicité, en avertissant de sa dangerosité, en s’opposant à ce que les fabricants utilisent le paquet comme outil de marketing et en protégeant les populations de l’exposition à la fumée du tabac. Ces mesures participent à la dénormalisation de la consommation du tabac et s’adresse à l’ensemble de la population. La CCLAT prévoit qu’elles doivent nécessairement être accompagnées d’une prise en charge de la dépendance tabagique à l’échelle individuelle et d’une sensibilisation des consommateurs de tabac et de l’ensemble de la société par des campagnes fortes et régulières reprises dans les médias, dont les leaders d’opinion doivent se faire l’écho tout comme les professionnels de santé.
É & C : Dit autrement, dissuader le consommateur de fumer n’est-il pas liberticide ?
S. R. : Dissuader, je ne pense pas que cela soit liberticide. Au-delà des conséquences sanitaires, le piège tendu par l’industrie du tabac est de faire entrer les individus dans une addiction et cela au moment où ils sont les plus vulnérables, à l’adolescence. Même si l’opinion publique prend progressivement conscience qu’il s’agit aussi d’une drogue dont il est difficile de sortir, le tabac reste dans la conscience collective une drogue sociale, aisément accessible, normée et qui n’effraie pas ou peu quand on est jeune parce qu’elle ne modifie pas le comportement. Et pourtant la dépendance à la nicotine est comparable à celle de l’héroïne ou de la cocaïne. La dissuasion peut aussi passer par des alternatives comme la cigarette électronique.
É & C : Justement quel est votre avis sur la cigarette électronique ?
S. R. : Sa mise en vente libre revient à accepter que certaines personnes veulent fumer, qu’elles ont besoin de nicotine et ne veulent pas la prendre sous forme de médicament. Le vrai débat de société qui entoure l’utilisation de la cigarette électronique consiste à savoir si l’on accepte qu’il y ait des gens qui soient dépendants donc drogués mais qui, en l’état des connaissances actuelles se fassent moins de mal. Une partie du monde de la santé y est fermement opposée pensant que toute drogue doit être éliminée, y compris la cigarette électronique. En attendant, rien n’est fait contre le tabac tandis que la cigarette électronique est pointée du doigt alors qu’elle n’a vraisemblablement pas autant d’incidences sur la santé. Cela reste à confirmer et toutes les précautions doivent être prises. Certes, il faut être vigilant, il ne faut pas écarter un éventuel problème sanitaire d’où la nécessité de respecter le principe de précaution. Mais pour certaines catégories de personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’arrêter d’inhaler de la nicotine, comme les schizophrènes, le patch ou le champix ne sont pas suffisants au regard des doses initiales qu’ils consomment, et éthiquement il n’est pas possible de leur en administrer davantage parce que cela les maintiendrait dans la dépendance. On fait donc face à un vrai dilemme : est-ce que la société doit autoriser pour ces personnes l’accès à la nicotine sous une forme qui, semble-t-il, est moins toxique pour la santé ou parvenir à les contraindre d’arrêter de fumer par tous les moyens ? Concrètement, pour infléchir la prévalence du tabagisme, il faut une volonté étatique et une population réceptive. Le problème en France est aussi culturel, la population est moins réceptive parce que justement elle verrait dans les velléités de l’État une atteinte aux libertés fondamentales.
É & C : Selon vous, les hausses successives du prix du tabac modifient-elles réellement le nombre et l’attitude des fumeurs ?
S. R. : Pour qu’il y ait un véritable impact sur la consommation, il faut que chaque augmentation soit d’au moins 10 % dans les pays les plus riches comme le nôtre, ce qui équivaut à 4 % de réduction de la consommation. Certains parviendront à arrêter de fumer. Certes, parmi ceux-ci, une proportion rechutera, cependant, ils se seront inscrits dans un cycle d’arrêt du tabac. Jusqu’à présent le gouvernement a augmenté le prix du tabac mais de façon minime et sans véritable pédagogie pour faire comprendre la politique fiscale et accompagner les fumeurs à sortir de leur addiction. Les conséquences sont donc peu perceptibles. Il ne faut pas être dupe, ces hausses diffuses du prix du tabac qui n’ont aucun impact sur la consommation résultent d’une entente entre les buralistes, les industriels du tabac et l’État. Malheureusement, c’est un mauvais calcul tant pour la santé publique que pour l’économie.
É & C : Vous soulignez le manque de volonté des politiques. Peut-on affirmer que la préservation de certains impératifs budgétaires est en cause ?
S. R. : Oui, ces impératifs budgétaires expliquent le manque de volonté des politiques mais ne le justifient pas ! Les politiques prétendent que l’augmentation du prix du tabac va faire perdre des recettes, ce qui est totalement faux. Les simulations qui sont des projections très réalistes sur les conséquences de l’augmentation du prix du tabac viennent contredire les argumentations de l’État. L’augmentation des taxes sera absorbée par les fumeurs qui poursuivront leur consommation et viendra sans aucun doute compenser le nombre de fumeurs qui ira en se réduisant. Ce n’est seulement qu’à long terme, lorsque la prévalence du nombre de fumeurs atteindra un certain seuil, que le tabac ne dégagera plus de recettes. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. En définitive, les mesures de hausse du prix du tabac sont ajustées économiquement au plus près afin de continuer à dégager des recettes pour satisfaire la corporation des buralistes et les cigarettiers.
É & C : L’État n’est donc pas une victime accommodante des industries cigarettières ?
S. R. : L’État n’est en aucune façon victime des industries cigarettières ! En revanche, complice, oui ! Sa duplicité est alimentée par sa vision trop simpliste de la situation où l’économique, le social et le sanitaire sont volontairement trop scindés. On peut également reprocher aux personnes en charge de ce dossier de n’avoir pas été suffisamment formées pour justement appréhender les enjeux du tabac dans une approche globale. Beaucoup de pays ont su mettre autour d’une même table les différents ministères impliqués (budget, commerce, santé) et en ont tiré les conséquences, à savoir qu’ils n’ont aucun intérêt à soutenir l’industrie du tabac car économiquement c’est suicidaire. Prenez le cas des buralistes que les pouvoirs publics soutiennent à grands coups de subventions mais n’aident pas à se reconvertir rapidement alors que ce modèle économique est en passe d’être dépassé puisque nous sommes dans une logique de baisse du nombre de fumeurs. Certes, ce commerce demeure encore aujourd’hui lucratif pour certains mais pour combien de temps encore ? Une solution concrète qui a été écartée d’un revers de la main aurait été de proposer à ces buralistes une rémunération qui ne soit pas liée à leur vente. Il est donc urgent de penser à des alternatives parce qu’une partie des secteurs de l’économie du tabac est à bout de souffle.
É & C : Le coût social du tabac pour la collectivité, estimé en 2006 à 47,7 milliards d’euros2, vient totalement contester l’idée reçue que le tabac serait source de richesse ? Peut-donc affirmer que le tabac coûte cher à l’État ?
S. R. : Quand on fait le calcul véritable, à savoir le coût social du tabac déduit des recettes fiscales, le résultat est effroyablement déficitaire. Schématiquement, dans tous les pays, même avec des recettes élevées issues de la vente du tabac, les dépenses en santé, les coûts des assurances, les campagnes de prévention et les pertes de revenus et de production pour les entreprises sont tels qu’il est absolument mensonger de prétendre que la vente du tabac rapporte à l’État. Sans reprendre l’évaluation de 2006 chiffrant le coût social du tabac à 47,7 milliards d’euros, ce qui est incontestable3,4, c’est que la France dégage 11 à 13 milliards d’euros de recettes et dépense 18 milliards de frais de santé, soit un déficit de 5 à 7 milliards d’euros pour l’État. Ces chiffres doivent plaider en faveur d’une augmentation des taxes sur un produit aussi dangereux pour la société, pas seulement pour dégager des revenus mais surtout pour en réduire la consommation et donc pour aider les fumeurs. En somme, il faut une politique fiscale qui serve des objectifs de santé.
É & C : Dans ces conditions, devrait-on indexer le prix du tabac en fonction de son coût social pour la collectivité ?
S. R. : Ce serait en effet une mesure intelligente mais est-ce que cela aurait l’effet escompté en termes de réduction de consommation du tabac ? À part les deux hausses fiscales successives importantes à la suite du premier Plan cancer qui ont eu un réel impact, nous ne disposons pas d’études prospectives sur l’impact qu’aurait une augmentation drastique du prix du tabac. C’est pourquoi une augmentation régulière du prix du tabac de 10 % en 10 % me semble être la voie la plus impactante.
É & C : Éthiquement, l’État peut-il continuer à autoriser la mise en vente d’un poison reconnu ?
S. R. : C’est un débat qui a été tranché pendant les négociations de la CCLAT. Certains pays s’étaient positionnés en faveur d’une interdiction pure et dure du tabac. C’est cependant critiquable et moralement discutable parce que nous avons en France près de 11 millions de fumeurs potentiellement très dépendants. Une interdiction soudaine pousserait les fumeurs à aller s’approvisionner auprès de réseaux mafieux. L’interdiction n’est pas un gage de succès, les drogues illicites le montrent bien. Cela pose un véritable problème éthique pour le gouvernement : peut-on laisser sur le marché un tel produit dont on connaît la dangerosité sans pour autant l’interdire ? Si l’État met en œuvre toutes les mesures de la CCLAT, il répondra à cette question en aidant les fumeurs à s’arrêter.
É & C : L’État peut-il être moralement et politiquement tenu responsable des 78 000 décès annuels liés au tabac5, sachant qu’il subventionne les buralistes, qu’il entretient des relations complices avec les cigarettiers et qu’il a détenu la SEITA ?
S. R. : S’il y avait une action commune en justice engagée par des fumeurs malades et/ou dépendants, l’État serait en difficulté. On peut dire aujourd’hui que par les mesures prises dans le cadre de la loi de santé publique et du plan national de réduction du tabagisme, le gouvernement fait des efforts et sa position sur le paquet neutre est exemplaire. Mais nous sommes loin, très loin de mettre en œuvre en France l’ensemble de la convention cadre et les moyens nécessaires à son application. La Cour des comptes a fait un excellent rapport, pourtant, en l’absence d’une politique fiscale soutenue, d’une véritable coordination interministérielle, d’évaluations régulières de mise en œuvre et de renforcement des contrôles, la politique du gouvernement se contentera de résultats limités. Force est de constater que l’État est encore hésitant pour placer la lutte contre le tabac comme une priorité de santé. Il aurait ainsi dû mettre rapidement en place les mesures qui figurent dans la CCLAT, à savoir les mesures financières et fiscales visant à réduire la demande de tabac mais aussi les mesures autres que financières, parmi lesquelles : la protection contre l’exposition à la fumée du tabac ; l’éducation, la communication, la formation et la sensibilisation du public ; et les mesures visant à réduire la dépendance à l’égard du tabac et l’accès au sevrage tabagique. Onze ans après, nous sommes loin du compte. Si le gouvernement ne s’empare pas rapidement de cette question, il y aura des associations représentatives qui contesteront l’inaction de l’État. Aujourd’hui, il existe le Plan national de réduction du tabagisme (PNRT)6 mais celui-ci n’est hélas pas doté de moyens. On peut également regretter l’absence de retours de la part du ministère de l’Intérieur sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics et son application. En revanche, l’approbation par les députés français de l’introduction du paquet neutre à compter de mai 20167 est une très bonne nouvelle. Le paquet neutre a pour objectif de contrer l’industrie du tabac dans ses démarches de promotion en direction des jeunes. Le paquet n’est certes que le contenant du tabac mais c’est ce packaging qui séduit fortement les jeunes et certaines communautés sociales auxquelles il est spécifiquement adressé. L’industrie du tabac ne vend pas un univers mais un produit qui tue !
É & C : En termes de prévention, l’État doit-il mettre à contribution l’industrie du tabac pour financer un fonds dédié aux actions de lutte contre le tabagisme ?
S. R. : Oui, bien sûr, mais il ne faut pas que l’industrie soit de près ou de loin impliquée dans la décision ni qu’elle puisse influencer de quelque manière que ce soit les décisions politiques. La stratégie à adopter c’est de prélever une taxe sur l’industrie du tabac. Il existe de nombreux moyens de récupérer de l’argent provenant de l’industrie du tabac pour compenser les dégâts. S’assurer qu’elle ne pratique pas « l’évitement » fiscal serait déjà un excellent début. Il serait aussi nécessaire, même sur un plan purement symbolique, de faire évaluer le coût par les caisses d’assurance maladie et d’envoyer la facture aux cigarettiers. En effet, ces derniers continuent de faire subir un dommage à l’individu et à la collectivité qui pourrait juridiquement être compensé. Dans cet esprit, j’ajoute que, depuis 2003, une nouvelle dynamique a été enclenchée par la CCLAT où la notion d’addiction a été introduite, ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour les plaignants. Dans le cadre de futurs procès intentés contre les industriels du tabac, les associations auraient tout intérêt à se porter partie civile.
É & C : Comment le ministère de la Santé, garant de la santé publique, et le ministère du Budget, captateur d’une partie des revenus de la vente d’un cancérogène reconnu, peuvent-ils éthiquement cohabiter sur cette question qui les divise ? Dans son ouvrage paru récemment, le journaliste Matthieu Pechberty8 parle même de schizophrénie de l’État, partagez-vous ses propos ?
S. R. : Cette schizophrénie existe depuis toujours ! Or elle n’a pas lieu d’être, puisque la France a ratifié la CCLAT et s’est engagée à la mettre en place. L’engagement de la France implique les ministères des Finances, de l’Industrie et du Commerce, ils ont tout autant l’obligation de transposer les dispositions de la CCLAT. Il n’y a donc aucune raison légitime pour que d’éventuelles dissensions perdurent entre les ministères. On peut donc légitimement s’interroger sur l’absence de volonté politique coupable affichée par les gouvernements successifs pour rendre effectives ces mesures. Il n’y a pas de politique contre le tabac qui s’inscrive véritablement dans le temps long, elle dépend largement du bon vouloir de l’Élysée qui s’oppose régulièrement sur ce sujet à son ministère de la Santé, que l’on soit dans un gouvernement de droite ou de gauche, car les lobbys du tabac sont proches, très proches de toute forme de pouvoir que ce soit médiatique ou politique.
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