Avis n°10

du 01 juillet 2010
Jusqu’à quand doit-on céder au désir d’un malade en situation grave de retourner à son domicile ? La violence morale ou physique exercée par un patient sur les membres d’une équipe HAD peut-elle justifier l’interruption de la prise en charge ?

Une jeune femme de 26 ans, vivant seule avec son enfant âgé de dix mois, est prise en charge à partir de 2006 dans un centre hospitalier pour un adénocarcinome papillaire séreux inopérable. Après une première ligne de chimiothérapie, une pelvectomie et une iléostomie non définitive sont réalisées, permettant de diagnostiquer une carcinose péritonéale. Une deuxième ligne de chimiothérapie associée à un anti-angiogénique n’est pas plus efficace et s’accompagne d’une hypertension qui devient chronique. D’importants saignements au niveau de l’iléostomie surviennent à plusieurs reprises. Cette patiente présente également des problèmes infectieux récurrents nécessitant un séjour en service de réanimation. Malgré de multiples séjours hospitaliers, cette patiente exprime systématiquement le souhait de rentrer chez elle. Une hospitalisation à domicile (HAD) est ainsi mise en place et confiée à une association spécialisée. Celle-ci se charge de la chimiothérapie, de la nutrition parentérale et des soins de stomie. L’HAD est tout d’abord effectuée au domicile de la patiente, puis à celui de ses parents, où vivent également sa sœur, son mari et leur enfant.
Tout en étant très affectée par sa maladie, cette patiente exprime une forte volonté dans ces choix, à l’égard des traitements comme des soignants, à qui elle tend à imposer ses règles, notamment dans l’organisation des soins. Se disant « harcelée », elle refuse ainsi à plusieurs reprises d’ouvrir sa porte à l’infirmière de l’association. Les intervenants déclarent avoir fait tout ce qu’ils pouvaient pour l’aider, réorganisant notamment les plannings en fonction de ses demandes. Les équipes de l’association se disent cependant rapidement « épuisées ».
Début 2010, alors qu’une infirmière procède aux soins, l’enfant de la sœur de la patiente prend une seringue qu’elle venait d’utiliser. L’infirmière réprimande l’enfant. Les parents s’en prennent alors à l’infirmière et l’agressent physiquement. À la suite de cet incident, l’association s’adresse au centre hospitalier, qui propose une hospitalisation à la patiente. Celle-ci refuse. L’association lui remet une liste d’infirmières libérales susceptibles d’assurer les soins et décide alors de stopper la prise en charge. Quelques jours plus tard, la patiente est hospitalisée pour une altération très importante de son état général et une déshydratation sévère. Elle tombe dans le coma et décède quarante-huit heures plus tard.
Les responsables du centre hospitalier et de l’association sollicitent le comité éthique et cancer pour être éclairés sur l’enchaînement des événements et les manquements qui ont pu conduire à ce dénouement tragique. Ils posent également la question de savoir comment réagir à un épisode de violence physique comme celui qui s’est produit, et si cela peut justifier un arrêt des soins.


 

Le Comité éthique et cancer n’a pas vocation à départager les responsabilités des différents intervenants dans la situation présentée. Le Comité considère par ailleurs que cette situation, dans laquelle se retrouvent des difficultés médicales, infirmières et relationnelles, ne constitue pas, à proprement parler, un problème éthique. Néanmoins, la situation décrite pose un problème pratique auquel les soignants peuvent être confrontés et qui les préoccupe particulièrement. C’est en ce sens qu’elle mérite d’être examinée.
Il convient tout d’abord de prendre la mesure de la violence que constitue la maladie, violence qui peut être insupportable à une jeune femme qui ne demandait sans doute qu’à vivre et élever son enfant, et à son entourage immédiat. La violence dans la situation, subie par les soignants, telle qu’elle est décrite, même si les atteintes physiques ne sont évidemment pas admissibles, s’en trouve largement relativisée. Le comité éthique et cancer fait observer à cet égard qu’il est permis de se demander si l’agressivité manifestée par la sœur et son mari ne correspondait pas au sentiment d’agression qu’ils pouvaient eux-mêmes éprouver : épuisement physique et psychologique, culpabilité de ne pouvoir plus aider la malade, révolte contre le malheur et l’impuissance des médecins à la guérir… Accompagner au quotidien chez soi sa fille ou sa sœur dont on sait qu’elle va mourir est un chemin particulièrement douloureux ; le domicile est un lieu de vie familial où ce type d’accompagnement peut être traumatisant pour les personnes qui y résident. L’hospitalisation à domicile et le « mourir chez soi », qui sont parfois présentés comme une sorte d’impératif pour le bien des malades, trouvent ici une limite. Cette option n’est pas toujours la plus adaptée ni pour le patient et ses proches, ni pour les soignants.

RÉORGANISER LA PRISE EN CHARGE

L’agression physique dont a été victime l’infirmière intervenant au domicile n’a pas été le fait de la patiente elle-même. C’est pourtant elle qui a subi directement les conséquences de la décision d’arrêt de la prise en charge prononcée par l’association. Dans la situation de détresse où la patiente paraît s’être trouvée à ce moment, elle n’était certainement pas en mesure de s’occuper elle-même de réorganiser sa prise en charge. Le comité éthique et cancer estime qu’il eut été préférable que les intervenants prennent directement contact avec les membres de la famille afin, d’une part, de leur faire prendre conscience de leurs responsabilités et, d’autre part, de voir avec eux comment réorganiser la prise en charge au mieux pour les uns comme pour les autres. Par ailleurs, le Comité relève que la prise en charge de cette patiente semble avoir été réalisée dans un climat émotionnel et un engagement très forts qui ont, selon toute vraisemblance, motivé en grande partie l’attitude des soignants à son égard. Sans reprocher, bien entendu, aux différents intervenants leur sensibilité et leur humanité, le comité éthique et cancer rappelle que la compassion ne doit pas, à elle seule, servir de guide à l’organisation des soins. Tout en convenant que la situation était certainement lourde et difficile sur le plan psychologique, le Comité estime qu’il a vraisemblablement manqué, dans le cas présent, une démarche de régulation de l’affect auprès des intervenants, qui aurait dû permettre d’éviter les dérives.

COMBLER L’ABSENCE D’AUTORITÉ

Il apparaît qu’il a aussi manqué, dans la prise en charge telle qu’elle est rapportée, une figure solide qui sache définir avec la patiente et lui faire accepter, dans son intérêt, des règles de fonctionnement de la prise en charge et des modalités d’expression de sa révolte compatibles avec une bonne pratique des soins. Une telle absence d’autorité est génératrice de sentiments d’insécurité pour les malades, y compris lorsqu’ils revendiquent à bon droit une grande autonomie ; elle ne favorise pas l’installation d’une confiance du malade envers les soignants – et des soignants envers leurs compétences individuelles et collectives ; si cette absence d’autorité débouche, pour le patient, sur le sentiment qu’il doit assumer seul toutes les décisions, elle peut générer une grande angoisse. Aussi le Comité estime-t-il qu’il aurait sans doute fallu mettre d’emblée des limites à la patiente, lui expliquer ce qui était possible et ce qui ne l’était pas. De telles limites servent aussi à garantir l’égalité des soins entre les patients : si une équipe de professionnels de santé se trouve à ce point accaparée ou usée par un patient, c’est au détriment des autres malades.

LES NOTIONS DE «DROITS ET DEVOIRS»

La question des limites amène à poser celle des devoirs que pourraient avoir les patients à l’égard des professionnels de santé. Sans être totalement consensuelle, la discussion au sein du Comité débouche sur l’idée qu’aux droits des malades ne correspondent pas des obligations de la nature de celles qui participeraient à l’équilibre d’une convention contractuelle. Les devoirs, en l’espèce, sont liés au statut ou à une fonction qui ont été choisis. Le soignant fait le choix de son statut, de sa fonction. Le patient ne fait pas le choix du statut de malade et, dans la situation de soins, c’est par principe lui qui est vulnérable, d’une maladie qui va lui ôter la vie. L’asymétrie est telle entre la situation du soignant et celle du malade, a fortiori s’agissant d’un patient atteint d’une maladie qui va l’emporter, qu’il paraît difficile, voire, dans le cas présent, choquant, d’imaginer qu’on puisse mettre à sa charge des devoirs quelconques afin de protéger des soignants débordés. Les devoirs sont ici du côté des soignants : soigner et ne pas abandonner les malades malgré les difficultés. Le malade a une part de responsabilité dans sa prise en charge ; il peut, par son comportement, en déterminer la plus ou moins grande efficacité. En tout état de cause, le comité éthique et cancer estime que, quelle que soit la difficulté de la situation, rien ne saurait dispenser les professionnels de santé du devoir de solidarité envers le malade.